Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t6.djvu/290

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
276
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

d’une église neuve à voûtes sphériques, à piliers massifs. Quelque chose de ces disparates existe en France au physique et au moral : dans nos vieux châteaux on pratique des cabinets modernes, force nids à rats, alcôves et garde-robes. Pénétrez dans l’âme d’un bon nombre de ces hommes armoriés de noms historiques, qu’y trouvez-vous ? des inclinations d’antichambre.

Je fus tout penaud à l’aspect de cette cathédrale : elle semblait avoir été retournée comme une robe mise à l’envers ; bourgeoise du temps de Louis XV, masquée en châtelaine du xiie siècle.

Ferrare, jadis tant agitée de ses femmes, de ses plaisirs et de ses poètes, est presque déshabitée : là où les rues sont larges, elles sont désertes, et les moutons y pourraient paître. Les maisons délabrées ne se ravivent pas, ainsi qu’à Venise, par l’architecture, les vaisseaux, la mer et la gaieté native du lieu. À la porte de la Romagne si malheureuse, Ferrare, sous le joug d’une garnison d’Autrichiens, a du visage d’un persécuté : elle semble porter le deuil éternel du Tasse ; prête à tomber, elle se courbe comme une vieille. Pour seul monument du jour sort à moitié de terre un tribunal criminel, avec des prisons non achevées. Qui mettra-t-on dans ces cachots récents ? la jeune Italie. Ces geôles neuves, surmontées de grues et bordées d’échafaudages, comme les palais de la ville de Didon, touchent à l’ancien cachot du chantre de la Jérusalem.

Ferrare, 18 septembre 1833.

S’il est une vie qui doive faire désespérer du bonheur pour les hommes de talent, c’est celle du Tasse.