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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

comme un singe sur le dos d’un chameau, ou ranimer l’ordre impérial. Ce dernier parti serait du goût de M. Thiers ; mais l’Empire sans empereur, est-ce possible ? Il est plus naturel de croire que l’auteur de l’Histoire de la Révolution se laissera absorber par une ambition vulgaire : il voudra demeurer ou rentrer au pouvoir ; afin de garder ou de reprendre sa place, il chantera toutes les palinodies que le moment ou son intérêt sembleront lui demander[1] ; à se dépouiller devant le public, il y a audace, mais M. Thiers est-il assez jeune pour que sa beauté lui serve de voile ?

Deutz et Judas mis à part, je reconnais dans M. Thiers un esprit souple, prompt, fin, malléable, peut-être héritier de l’avenir, comprenant tout, hormis la grandeur qui vient de l’ordre moral ; sans jalousie, sans petitesse et sans préjugé, il se détache sur le fond terne et obscur des médiocrités du temps. Son orgueil excessif n’est pas encore odieux, parce qu’il ne consiste point à mépriser autrui. M. Thiers a des ressources, de la variété, d’heureux dons ; il s’embarrasse peu des différences d’opinion, ne garde point rancune, ne craint pas de se compromettre, rend justice à un homme, non pour sa probité ou pour ce qu’il pense, mais pour ce qu’il vaut ; ce qui ne l’empê-

  1. En même temps que Chateaubriand traçait ce portrait de M. Thiers, un autre voyant, Balzac, écrivait dans la Chronique de Paris, à la date du 12 mai 1836 : « M. Thiers a toujours voulu la même chose, il n’a jamais eu qu’une seule pensée, un seul système, un seul but ; tous ses efforts y ont constamment tendu, il a toujours songé à M. Thiers… M. Thiers est une girouette qui, malgré son incessante mobilité, reste sur le même bâtiment. »