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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE
vers. Avant qu’un nouveau droit soit sorti de ce chaos, les astres se seront souvent levés et couchés. Dix-huit cents ans depuis l’ère chrétienne n’ont pas suffi à l’abolition de l’esclavage ; il n’y a encore qu’une très petite partie accomplie de la mission évangélique.
Ces calculs ne vont point à l’impatience des Français : jamais, dans les révolutions qu’ils ont faites, ils n’ont admis l’élément du temps, c’est pourquoi ils sont toujours ébahis des résultats contraires à leurs espérances. Tandis qu’ils bouleversent, le temps arrange ; il met de l’ordre dans le désordre, rejette le fruit vert, détache le fruit mûr, sasse et crible les hommes, les mœurs et les idées.
Quelle sera la société nouvelle ? Je l’ignore. Ses lois me sont inconnues ; je ne la comprends pas plus que les anciens ne comprenaient la société sans esclaves produite par le christianisme. Comment les fortunes se nivelleront-elles, comment le salaire se balancera-t-il avec le travail, comment la femme parviendra-t-elle à l’émancipation légale ? Je n’en sais rien. Jusqu’à présent la société a procédé par agrégation et par famille ; quel aspect offrira-t-elle lorsqu’elle ne sera plus qu’individuelle, ainsi qu’elle tend à le devenir, ainsi qu’on la voit déjà se former aux États-Unis ? Vraisemblablement l’espèce humaine s’agrandira, mais il est à craindre que l’homme ne diminue, que quelques facultés éminentes du génie ne se perdent, que l’imagination, la poésie, les arts, ne meurent dans les trous d’une société-ruche où chaque individu ne sera plus qu’une abeille, une roue dans une machine, un atome dans la matière organisée. Si la religion chrétienne s’éteignait, on arriverait par la liberté à la pétrification sociale où la Chine est arrivée par l’esclavage.
La société moderne a mis dix siècles à se composer ; maintenant elle se décompose. Les générations du moyen-âge étaient vigoureuses, parce qu’elles étaient dans la progression ascendante ; nous, nous sommes débiles, parce que nous sommes dans la progression descendante. Ce monde décroissant ne reprendra de force que quand il aura atteint le dernier degré ; alors il commencera à remonter vers une nouvelle vie. Je vois bien une population qui s’agite, qui proclame sa puissance, qui s’écrie : « Je veux ! je serai ! à moi l’avenir ! je découvre l’univers ! On n’avait rien vu avant moi ; le monde m’attendait ; je suis incomparable. Mes pères étaient des enfants et des idiots. »
Les faits ont-ils répondu à ces magnifiques paroles ? Que d’espérances n’ont point été déçues en talents et en caractères ! Si vous en exceptez une trentaine d’hommes d’un mérite réel, quel troupeau de générations libertines, avortées, sans convictions,