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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

cher : j’ai trop peu de temps à vivre pour perdre ce peu. Horace a dit : « Carpe diem, cueillez le jour. » Conseil du plaisir à vingt ans, de la raison à mon âge.

Fatigué de ruminer tous les cas dans ma tête, j’entendis le bruit d’une foule au dehors ; mon auberge était sur la place du village. Je regardais par la fenêtre un prêtre portant les derniers sacrements à un mourant. Qu’importaient à ce mourant les affaires des rois, de leurs serviteurs et du monde ? Chacun quittait son ouvrage et se mettait à suivre le prêtre ; jeunes femmes, vieilles femmes, enfants, mères avec leurs nourrissons dans leurs bras, répétaient la prière des agonisants. Arrivé à la porte du malade, le curé donna la bénédiction avec le saint viatique. Les assistants se mirent à genoux en faisant le signe de la croix et baissant la tête. Le passe-port pour l’éternité ne sera point méconnu de celui qui distribue le pain et ouvre l’hôtellerie au voyageur.

Quoique j’eusse été sept jours sans me coucher, je ne pus rester au logis ; il n’était guère plus d’une heure : sorti du village du côté de Ratisbonne, j’avisai à droite, au milieu d’un blé, une chapelle blanche ; j’y dirigeai mes pas. La porte était fermée ; à travers une fenêtre biaise on apercevait un autel avec une croix. La date de l’érection de ce sanctuaire, 1830, était écrite sur l’architrave : on renversait une monarchie à Paris et l’on construisait une chapelle à Waldmünchen. Les trois générations bannies devaient venir habiter un exil à cinquante lieues du nouvel asile élevé au roi crucifié. Des millions d’événements s’accomplissent à la fois : que fait au noir endormi