Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/121

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— « Or écoutez, (dit le meunier), tous et chacun.
Mais d’abord je fais déclaration
que je suis soûl ; je m’en aperçois au son de ma voix.
Et donc, si je parle ou débite de travers,
3140mettez-le sur le compte de la bière de Southwark, je vous prie ;
car je vais vous conter la légende et la vie
d’un charpentier et de sa femme,
et comment un clerc coiffa le bonhomme. »
L’intendant[1] répliqua et dit : « Arrête ton claquet,
laisse tes grossièretés d’ivrogne et de paillard ;
c’est péché et grand’folie aussi
de nuire à quiconque ou de le diffamer,
et aussi de mettre les femmes en telle renommée.
Tu peux conter assez d’autres choses. »
3150Le meunier ivre reprit tout aussitôt
et dit : « Mon cher frère Oswald,
qui n’a point de femme, celui-là n’est point cocu.
Mais je ne dis pas pour cela que tu le sois ;
il ne manque pas de bonnes femmes,
elles sont mille bonnes contre une mauvaise ;
cela tu le sais bien, à moins d’avoir perdu le sens.
Pourquoi donc te fâcher de mon conte ?
J’ai une femme, pardi, ainsi que toi ;
pourtant je ne voudrais, pour les bœufs de ma charrue,
3160m’adjuger plus qu’il ne me revient,
en croyant que je le suis moi-même ;
je veux croire que je ne le suis pas.
Un mari ne doit point être curieux
des secrets de Dieu ni de sa femme ;
pourvu qu’il ait d’elle son content,
il ne lui est besoin de s’enquérir du reste. »

Que dirai-je de plus ? le meunier
ne voulut en démordre pour personne,
mais conta son conte de vilain à sa manière ;
3170m’est avis que je dois le répéter ici.
Je vous prie donc, vous tous, gentils lecteurs,
pour l’amour de Dieu, de n’aller point penser que je parle

  1. L’intendant était aussi charpentier (voir plus haut, v. 614).