Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/22

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métier et traits individuels, vers qui résument une nature, tout cela se combine ingénument en un ensemble qui fait saillie, qui a des contours nets et vigoureux, sans tremblement d’atmosphère, et qui ne s’oublie pas. Et la pensée retourne de nouveau à ces portraitistes primitifs vers lesquels nous allons d’abord avec l’indulgence supérieure de la maturité pour l’enfance, mais dont l’art se manifeste à la longue si consciencieux, si exact, si pénétrant jusqu’à l’âme aussi, qu’on se demande parfois si tous les progrès de la peinture n’ont pas depuis consisté en des adresses extérieures et des subtilités dont l’effet n’aurait été que d’éliminer ou d’obscurcir l’essentiel.

Chaucer a donc pu rivaliser avec le peintre. Ses portraits nous tiennent lieu d’enluminures ; la lecture de son Prologue écarte le regret de n’avoir pas ses pèlerins exposés en une galerie par un maître du temps. Mais le poète a des ressources refusées au peintre ; il dispose des sons comme des couleurs. Chaucer use de cet avantage avec un égal bonheur. Il nous fait entendre les grelots qui, à la bride du beau cheval brun monté par le Moine, tintent au vent siffleur « aussi clair et aussi fort que la cloche d’une chapelle ». Il saisit le joli zézaiement maniéré sur les lèvres du Frère, la petite voix de chèvre du Pardonneur, les trois ou quatre termes latins que le grossier Semoneur exhale avec son haleine qui sent le poireau, l’ail et l’oignon.

Mieux encore, ces portraits achevés, Chaucer s’est avisé de les faire descendre de leur cadre. Il ne passe pas du portrait au conte sans intermédiaire. Il ne nous permet pas d’oublier en route que le conteur est un être vivant, avec ses gestes à lui et son timbre de voix. Il fait au cours de la cavalcade deviser ses pèlerins entre eux ; il les montre s’interpellant, s’approuvant, et se gourmant surtout. Ils jugent les histoires les uns des autres et ce jugement trahit les préoccupations, les sentiments, les intérêts de chacun. Une véritable comédie en action circule ainsi d’un bout à l’autre du poème, en reliant les différentes parties, restée (il est vrai) à l’état d’ébauche, mais suffisante quoique inachevée pour témoigner des intentions de l’auteur. L’Aubergiste du Tabard, élu grand maître des cérémonies par la troupe, y joue le principal rôle. Il tient lieu du Chœur, a-t-on justement