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Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/225

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gueur de cette histoire fait (dramatiquement) son intérêt, dans l’occurrence. Chaucer vient d’être bafoué pour sa ballade si fertile en rimes et si vide de raison. Il se venge en contant une histoire sans une rime cette fois, et chargée de raison, sagesse et doctrine, à en couler bas. Le plaisant est ici dans le bon tour qu’il joue aux pèlerins. Mais c’est beaucoup trop pour les patiences d’aujourd’hui qu’un volume entier où l’humour reste sous-entendu d’un bout à l’autre. Mieux vaut signaler l’énorme mystification que de la reproduire.]

« Un jouvenceau appelé Mellibée, puissant et riche, eut une femme nommée Prudence, et de cette femme eut une fille. Advint un jour qu’il alla s’ébattre et jouer et laissa en sa maison sa femme et sa fille. Les portes étaient closes. Trois de ses anciens ennemis appuyèrent échelles aux murs de sa maison, et par les fenêtres entrèrent dedans, et battirent sa femme, et navrèrent sa fille de cinq plaies et la laissèrent presque morte, puis s’en allèrent. »

Quand Mellibée revint, il s’abandonna au désespoir. « Pour ce Prudence se contint un peu de temps, et puis quand elle vit son temps, si lui dit : Sire, pourquoi vous faites-vous sembler fol ? Il n’appartient point à sage homme de mener si grand deuil. Votre fille échappera si Dieu plaît : si elle était ores morte, vous ne vous devez pas détruire pour elle, car Sénèque dit que le sage ne doit prendre grand déconfort de la mort de ses enfants, ains doit souffrir leur mort aussi légèrement comme il attend la sienne propre… Quand tu auras perdu ton ami, que ton œil ne soit ni trop sec ni trop moite, car, encore que la larme vienne à l’œil, elle n’en doit point issir ; et quand tu auras perdu ton ami, pense et efforce-toi d’un autre recouvrer, car il te vaut mieux un autre ami recouvrer que l’ami perdu pleurer. Si tu veux vivre sagement, ôte tristesse de ton cœur… Appelle donc tous tes loyaux amis et te gouverne selon le conseil qu’ils te donneront. »

Les amis de Mellibée s’assemblèrent très nombreux. On entendit parler successivement un chirurgien, un physicien, un avocat. Mellibée ne montrait que trop clairement combien était impatient de venger l’injure faite et de déclarer la guerre à ses ennemis. En vain un sage vieillard tenta-t-il de prêcher la conciliation : « lors les jeunes gens et la plus grande partie de tous les autres moquèrent ce sage et firent grand bruit et dirent que tout ainsi comme l’on doit battre le fer tant comme il est chaud, ainsi l’on doit venger l’injure tant comme elle est fraîche, et écrièrent à haute voix : guerre, guerre, guerre ! »

Heureusement Prudence avait vu le danger. Quand les conseillers se furent retirés, elle s’approcha de son mari, elle réfuta en un long discours préliminaire les arguments par lesquels il prétendait ne pas l’écouter, et termina par ce savoureux éloge de la femme : « Quand vous blâmez tant les femmes et leur conseil, je vous montre par moult de raisons que

    de la version française (Ms. 578) reliés par une courte analyse. Ces extraits ne sont pas des citations ; l’orthographe, et, dans le cas d’un petit nombre de mots difficiles à comprendre, le texte, sont modernisés.