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Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/26

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diatribe contre l’ivrognerie et les jeux de hasard. Mais sans cette excroissance nous n’aurions pas l’amusante reproduction des pratiques de notre marchand d’indulgences, de l’adresse avec laquelle il mélange le sermon le plus orthodoxe avec l’histoire la plus impressionnante pour en venir à ses fins intéressées. Comment les bons villageois douteraient-ils d’un homme qui cite les textes et attaque les vices tout comme monsieur le curé ? Mais avec combien plus de verve ! Car il pousse hardiment, lui, vers les effets burlesques, sa peinture des faits et gestes de l’homme qui a trop bu ; il est riche, pour cela de son expérience personnelle, — notez qu’il loue la sobriété d’une bouche encore humide de sa dernière lampée. Et, si l’on y prend garde, on sera cette fois encore tenté de préférer la digression au récit, pourtant si coloré et énergique.

On pourrait aisément relever pareils effets dans le conte que fait le valet du chanoine alchimiste, récit coupé d’exclamations indignées et arrêté par de mystérieuses réticences. Car le conteur est l’homme du peuple à qui la langue démange et qui, pourtant, a conscience du péril de trop parler. Et puis, il ne sait trop s’il admire plus ou s’il hait davantage la science de son maître. Même dupé, ruiné de bourse et de santé, il n’est pas encore tout à fait remis de l’éblouissement où il a vécu, au service d’un sorcier capable de paver d’or toute la route « d’ici à Canterbury ». Rien que de cette prétention à la puissance, il sent qu’il rejaillit sur lui du prestige. Il s’étourdit et étourdit ses auditeurs du nom de tous les instruments qu’il a maniés, des métaux et des sels qu’il a vainement aidé à transformer en or, des termes magiques dont faisait emploi son maître. Tout le long du récit, il va cahotant d’un reste d’illusion à la colère, et de la colère au bon sens ; l’histoire marchera comme elle pourra. Il n’a pas seulement à narrer une anecdote, il a aussi toutes sortes de sentiments contradictoires à épancher.

Mais il n’est pas même nécessaire à Chaucer, pour transformer le conte profondément, d’y faire entrer tant de traits réalistes, tant de traces visibles de la nature du conteur. En plus d’une rencontre l’attribution suffit, avec quelques mots ajoutés, ou même sans rien. Quel ingénieux choix que celui du