Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/455

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s’il s’agissait de faire des approches avec duplicité et feintise,
ni oncques ne sut créature remercier comme il me remercia !
Voir ses manières était le ciel
pour une femme, si sage qu’elle fût ;
560 il était si joliment peint et peigné,
aussi bien dans ses discours que dans sa personne,
et tant je l’aimais pour son obéissance
et la sincérité que je croyais être en son cœur,
que s’il lui arrivait quelque peine,
fût-ce la plus légère, et que je la connusse,
il me semblait sentir la mort tordre mon cœur.
Bref, si loin allèrent les choses,
que ma volonté devint l’instrument de la sienne,
c’est-à-dire que ma volonté obéissait à la sienne
570 en toutes choses, aussi loin qu’allait la raison,
sans jamais sortir des limites de mon honneur.
Non, jamais rien ne me fut aussi cher, ni plus cher
que lui, Dieu le sait ! et jamais ne le sera.
Et ce temps dura plus d’une année ou deux
où je ne supposais de lui que du bien.
Mais, finalement, il advint en conclusion
que le hasard voulut qu’il dût quitter
les lieux où je vivais.
Si je fus désolée, ne peut faire de doute ;
580 je ne saurais en faire description ;
car je peux dire hardiment une chose,
c’est que je sais par là ce qu’est la douleur de mourir,
tant je sentis de peine qu’il ne pût pas rester.
Donc un jour il prit de moi congé,
si triste lui aussi que je crus vraiment
qu’il ressentait autant de mal que moi,
lorsque je l’entendis parler et que je vis sa mine.
Quoi qu’il en soit, je le croyais sincère,
et aussi qu’il reviendrait
590 au bout de peu de temps, à dire vrai ;
et la raison voulait aussi qu’il s’en allât
pour son honneur, comme il advient souvent ;
aussi fis-je de nécessité vertu,