Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/468

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous enlèverez tous les rochers, pierre par pierre,
afin qu’ils n’empêchent navire ni bateau de voguer,
lorsque, dis je, vous aurez si bien débarrassé la côte
de rochers qu’on n’y verra aucune pierre,
alors je vous aimerai mieux que tout autre homme ;
recevez ma foi, c’est tout ce que je pourrai jamais pour vous[1]. »
— « N’y a-t-il pas d’autre grâce à attendre de vous ? » dit-il.
1000 — « Non, par le Seigneur (dit-elle), qui m’a créée,
car je sais bien que cela n’adviendra jamais.
Laissez de telles folies s’en aller de votre cœur.
Quel plaisir peut trouver un homme, dans sa vie,
à aller aimer la femme d’un autre homme
qui a son corps toutes les fois qu’il lui plaît ? »

Aurélius à mainte reprise pousse de tristes soupirs ;
bien malheureux Aurélius fut lorsqu’il entendit cela,
et, d’un cœur attristé, il répondit ainsi :
« Madame (dit-il), ceci serait impossible !
1010 puissé-je donc mourir de mort soudaine et horrible ! »
Et, sur cette parole, il s’en alla aussitôt.
Alors viennent ses autres amis en nombre,
et, dans les allées, ils se promenèrent ça et là.
Ils ne savaient rien de cette conclusion,
mais soudain commencèrent des jeux nouveaux
jusqu’à ce que le brillant soleil perdît sa couleur ;
car l’horizon ravit au soleil sa lumière,
ce qui revient à dire que vint la nuit.
Et tous s’en vont à la maison pleins de joie et de soûlas,
1020 excepté seulement le malheureux Aurélius, hélas !

Lui s’en est allé chez lui le cœur attristé ;
il voit qu’il ne peut échapper à la mort.
Il lui semblait qu’il sentait son cœur froid ;
vers le ciel, il se mit à tendre les mains,
et sur ses genoux nus il s’agenouilla,
et dans sa fièvre il dit son oraison.
Son malheur lui faisait perdre la raison ;
il ne savait pas ce qu’il disait, mais pariait ainsi :

  1. Dans l’histoire indienne, la femme promet sans condition. Dans le Décaméron, elle demande un jardin plein de verdure et de fleurs au cœur de l’hiver.