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Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/539

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270 Et après cela il parla ainsi au corbeau :
« Traître (s’écria-t-il), à la langue de scorpion[1],
c’est toi qui m’as réduit au désespoir !
Hélas ! pourquoi suis-je né ? que ne suis-je pas mort ?
Ô femme chérie, ô joyau de délices,
toi qui m’étais si dévouée et avec cela si fidèle,
te voilà étendue morte à présent, la figure décolorée,
toute innocente, j’oserais en faire le serment, en vérité.
Ô main précipitée qui as commis une erreur si noire ;
ô esprit dérangé, ô colère irréfléchie,
280 qui dans son aveuglement frappes l’innocent !
Ô méfiance, pleine de faux soupçons,
où étaient ton sens et ta sagesse ?
Ô hommes, prenez garde tous à la précipitation ;
ne croyez rien sans témoignages assurés ;
ne frappez pas trop tôt, avant de savoir pourquoi,
et réfléchissez bien et sagement,
avant de faire une exécution,
dans votre colère, sur un soupçon.
Hélas ! un millier de gens ont été, par une colère trop prompte
290 A jamais détruits, et sont tombés dans le bourbier.
Hélas ! de chagrin je veux me tuer ! »
Et se tournant vers le corbeau : « Ô perfide voleur (dit-il),
je veux te payer sur l’heure ton conte mensonger !
tu chantais naguère comme un rossignol ;
maintenant, perfide voleur, tu perdras ta voix,
et aussi tes plumes blanches jusqu’à la dernière,
et jamais de toute ta vie tu ne parleras plus.
C’est ainsi que l’on doit se venger d’un traître ;
toi et ton engeance, vous serez éternellement noirs,
300 et vous ne ferez jamais entendre de doux chants,
mais vous crierez sans cesse pour annoncer tempête et pluie,
en témoignage que c’est à cause de toi que ma femme est tuée. »
Et sur le corbeau il se précipita, et cela sans tarder,
et lui arracha ses blanches plumes jusqu’à la dernière,
et le rendit noir et le priva de tout son chant
et aussi de sa parole et le jeta par la porte
au diable, à qui je le laisse ;

  1. Le scorpion passait à la fois pour avoir un dard mortel et une langue trompeuse.