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CHARLES GUÉRIN.

— Mais vous me faites fâcher. Ne dirait-on pas qu’il y a dans ce pays-ci une si grande différence entre les gens de la ville et ceux de la campagne ? Y a-t-il beaucoup d’élégantes à Québec qui s’expriment aussi bien que vous ? Et puis encore, ne dirait-on pas que je me crois un prince ?

— Tant qu’à cela, on a vu des rois épouser des bergères, n’estce pas ? C’est qu’il faut être roi pour cela… Et puis vous vous croyez du pays ? Vous vous trompez !

— Allons ! de quel endroit suis-je à présent ?

— Mon Dieu ! vous ! vous êtes de Paris plus qu’aucun Parisien ; vous ne faites que parler des duchesses et des marquises, et des élégantes dont vous lisez les portraits dans les romans et les nouvelles ; votre cœur et votre imagination ne sont pas avec nous, ils sont là-bas avec vos rêves…… dans des salons, qui ne ressemblent guère à cette chambre ; à l’opéra, au bal masqué, enfin je ne sais où.

— Comme vous êtes injuste…… je ne rêve qu’à vous ; et sans flatterie, quand même votre langage élégant me rappellerait les héroïnes des romans que j’ai lus, où serait le mal ?

— Le mal serait qu’il n’y aurait pas de bon sens dans un pareil rapprochement.

— Vraiment, à mon tour, je commence à croire que vous, vous moquez de moi… tout hors de moi je vous dis que je vous aime, que je vous adore, et vous entreprenez une thèse de philosophie pour me prouver que je me trompe…… Si vous m’aimiez, vous n’en parleriez pas si à votre aise.

— C’est que j’y ai pensé avant vous, mon beau monsieur ; d’abord j’ai été piquée (et c’était bien naturel) de votre peu de galanterie ; et ensuite à mesure que je m’élevais jusqu’à vous, pour ne pas être méprisée de vous, je me suis aperçu que je réussissais… comment dirai-je bien ?… au delà de mes désirs ; et j’ai eu peur de ce que je fesais. J’ai eu peur pour vous et pour moi. Mon bonheur ne m’appartient point. Sans cela,