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CHARLES GUÉRIN.

dre ensuite et de dire à Madame Guérin, moins brusquement les choses qui devaient si fortement la contrarier.

— Mais vous ne m’avez toujours pas expliqué, pourquoi vous vouliez me faire émanciper ?

— Ah ! écoute un peu : cette idée-là n’est pas non plus étrangère à ton mariage. Quand on veut faire une affaire comme il faut, on doit d’abord se mettre en position de traiter avantageusement, n’est-ce pas ? Or, pour nous autres vieilles gens, qui voyons quelques fois dans un mariage ce qu’à ton âge, lorsqu’on a la tête pleine de poésie et de roman, l’on se donne bien de garde de voir, pour nous, c’est avant tout une affaire. J’ai calculé dans mon esprit toutes les chances de celle-ci. Quoique M. Wagnaër ait des intentions bien prononcées sur toi, je ne suis pas encore bien sûre de mon coup. Clorinde est bien jolie et bien riche. Cela attire les amoureux de loin, quelquefois. Pour m’assurer du père, j’ai donc imaginé de le tenter en commençant moi-même ou plutôt en te fesant entreprendre l’exploitation de nos propriétés. Pour cela, il faut bien t’émanciper, car il faudra que tu agisses toi-même. J’ai une couple de cent louis, fruit de mes économies. Nous emprunterons, car avec cela tu n’irais pas loin. Je te mettrai en rapport avec les gens d’affaires que je connais à la ville : y aller moi-même, signer des papiers, m’inquiéter, me casser la tête, tout cela me répugne beaucoup. Tu es toujours destiné à avoir les affaires de la famille en mains un jour ou un autre. Il vaut mieux à présent que plus tard. Cela te donnera de la gravité, cela t’empêchera de te laisser aller aux folies et aux extravagances de la jeunesse. Je vais donc, aussi promptement que cela te conviendra, te faire émanciper, puis je te consentirai une donation en bonne et due forme, de mes deux terres ; car tu sais que ton père m’a tout laissé à moi en propre par son testament…