Page:Chevalier - Les Pieds-Noirs, 1864.djvu/12

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 6 —

bouquet de bois se montrait à une faible distance, il s’imposa la tâche de se traîner vers cet abri.

La rage de l’ouragan augmenta aux approches de la nuit ; la bise implacable ne cessait de se déchaîner sur le pauvre jeune homme. Un nouvel ennemi se dressa encore contre lui : c’était le Sommeil, ce terrible allié du froid. Il s’appesantit sur ses yeux avec une force presque irrésistible ; il lui chanta qu’il fallait dormir, l’en pria et supplia amoureusement, s’empara de son cerveau et le maîtrisa complétement.

— Mon Dieu ! s’écria Kenneth, d’un ton plein d’angoisses, vais-je succomber ? Oh ! non, je veux me défendre, jusqu’au dernier moment.

Le vent lui appliqua un soufflet glacial sur la joue. Pourtant, Iverson avança encore en chancelant. Mais la fatale somnolence le gagnait, et le dominait impérieusement. Il commença à se rendre à cette effroyable puissance. Alors, l’infortuné crut qu’il s’enfonçait mollement dans les régions d’un songe délicieux. Ses membres ne le firent plus souffrir. Il ne s’inquiéta plus de la tempête qui sévissait autour de lui. Sa prudence était vaincue, sa volonté de résister détruite. Avec un pâle et morne sourire aux lèvres, il s’affaissa dans la neige. De suaves images voltigèrent devant son esprit fasciné ; poussant un soupir, il se livra à ces enivrantes mais funestes sensations.

Abîmé dans cette mer de voluptés, il perdit toute conscience de son être[1].

Néanmoins, il lui sembla, au bout d’un certain laps de temps, que quelque chose de tiède lui effleurait le visage ; d’abord il crut que c’était un rayon de soleil mystérieusement dérobé aux portiques du Nord ; mais cette conception ne dura guère. Iverson se sentit saisir rudement par l’épaule. Cette brusque étreinte lui déplut, car elle détournait le cours paisible de ses émotions. Qui donc osait troubler son extase épicurienne ? Kenneth supposa qu’un mortel envieux l’arrachait à un bain chaud pour l’exposer au froid d’une nuit de février. Il éprouva une sorte de douleur à l’un de ses bras ; il eut

  1. Ce tableau des sensations de l’homme qui se gèle est plein de vérité. Les personnes familieres avec les régions septentrionales ne manqueront pas de l’admirer. (Note de l’éditeur.)