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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

feu ; son estomac réclamait une nourriture plus fortifiante que celle qu’elle avait eue depuis son départ. Mais cet appétit diminua en voyant préparer le ragoût : la vieille mère du guide mit à tremper dans un pot d’eau plusieurs poignées de graines rouges et une quantité d’oignons ; puis elle pressa le tout avec ses mains sales, mâcha les graines, qu’elle remit dans le pot, et, saisissant un chiffon malpropre, fit passer cette sauce et la versa sur la viande de la marmite. Mme Pfeiffer résolut de ne pas toucher à un pareil plat ; mais, quand elle sentit l’agréable odeur qu’il répandait, la faim fut la plus forte, et elle regretta seulement que la cuisine se fût faite sous ses yeux. La soupe, d’une couleur bleu foncé et d’un goût assez aigre, la ranima et la réconforta ; elle aurait beaucoup donné pour en avoir une pareille le lendemain avant le départ. Mais l’Arabe ne connaît pas de telles prodigalités, et il fallut se contenter de quelques concombres sans vinaigre ni sel.

Le 28 juin, la caravane s’arrêta à Erbil (Arbèle), lieu de la fameuse victoire d’Alexandre, et deux jours après elle passa le Sab sur des radeaux dont l’origine devait remonter à une haute antiquité : ils se composaient d’outres en cuir, gonflées, reliées au moyen de quelques perches, et sur lesquelles on pose des planches et une couche de roseaux. Les bêtes passaient à la nage, traînées avec une longe par un homme à califourchon sur une outre gonflée. Une dernière nuit de marche forcée les conduisit, à travers les solitudes nues de la Mésopotamie, jusqu’à Mossoul. Lorsqu’elle fut un peu reposée, Mme Pfeiffer alla visiter près de cette ville les ruines de Ninive. On commençait alors les fouilles qui ont mis au jour les superbes bas-reliefs, les grands taureaux ailés, et ces inscriptions nombreuses qui ont permis à la science de reconstituer l’histoire et la civilisation assyriennes.

Une caravane partait pour Tauris en faisant de grands détours. Mme Pfeiffer s’obstina cependant à s’y joindre, quoique le consul anglais qui l’avait reçue à Mossoul l’avertît qu’elle ne rencontrerait pas un Européen dans le pays qu’elle devait traverser. Nous avons vu qu’elle ne connaissait pas la crainte, et que rien ne pouvait la détourner d’une résolution prise. Elle voulait aller en Perse ; elle irait à tout prix ! Craignant d’être dévalisée et tuée en route, elle expédia à ses fils ses papiers et ses notes. La caravane franchit d’abord les collines qui séparent la Mésopotamie du Kurdistan. Cette dernière contrée n’a jamais joui d’une bonne réputation pour les