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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

l’occasion de connaître les savants et les hommes d’État les plus célèbres de son temps. À vingt ans elle se maria (février 1849) et partit pour Saint-Pétersbourg, où elle devait briller dans les plus hautes sphères mondaines. Mais, au milieu des fêtes et des hommages, elle trouva le temps de recueillir une foule de notes intéressantes sur la vie intérieure du grand empire russe, dont elle visita plusieurs provinces, son infatigable activité la promenant de Saint-Pétersbourg à Moscou, d’Odessa à Revel. La société qui l’environnait subissait le charme de sa personne, sans se douter du travail incessant qui se faisait dans son cerveau. Son retour dans le Midi mit fin à ses investigations. Elle avait tant souffert des terribles hivers de la grande capitale du Nord, et sa santé était si sérieusement ébranlée, que les médecins lui présentèrent la terrible alternative de la mort ou du départ immédiat (1855).

Nous avons dit que la comtesse Dora d’Istria était une linguiste remarquable. Elle connaissait à fond neuf langues. Son érudition historique était très grande, son esprit sans cesse en quête de connaissances nouvelles. Elle semblait avoir hérité d’un de ses illustres amis, Humboldt, cette « fièvre de l’étude », cette insatiable ardeur qui, si elle n’est pas le génie, en est du moins proche parente. Le grand philosophe berlinois et sa jeune émule se plurent pendant quelque temps à une fraternité intellectuelle dont une charmante anecdote pourra donner l’idée. Un jour, à Sans-Souci, en présence du roi Frédéric-Guillaume, Humboldt et le vieux sculpteur prussien Rauch examinaient un bas-relief grec portant une inscription, lorsqu’on vit entrer le prince Michel Ghika avec ses deux filles, qui n’étaient pas encore mariées à cette époque. Le roi invitant Humboldt à traduire l’inscription, celui-ci se tourna vers la princesse Hélène, et s’excusa de prendre la parole quand ils avaient présent en sa personne un des premiers hellénistes contemporains. « Allons, princesse, ajouta-t-il, faites parler l’oracle. » Et la jeune fille traduisit couramment l’inscription, tout en ajoutant que l’hésitation de M. de Humboldt ne provenait que d’un excès de politesse.

La comtesse Dora d’Istria est un de ces esprits vifs et curieux qui considèrent l’humanité, selon l’expression d’un poète, comme « la première étude de l’homme ». Elle a, dans un de ses ouvrages, exprimé l’opinion que la femme, en voyageant, pouvait compléter l’œuvre des voyageurs scientifiques, car elle y apporterait ses apti-