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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

imagination éprouvât quelque déception en trouvant la réalité au-dessous de ce qu’elle s’était figuré. Je ne descendis de la chaise à porteurs qu’au moment où nous atteignions une empreinte dans le rocher de marbre appelé Martinsdruck. Les cimes gigantesques du Schreckhorn, de l’Eiger et du Vischhorn s’élevaient autour de nous et semblaient nous accabler de leur grandeur. À droite se dressaient les flancs nus et polis de la Mittelegi, promontoire de l’Eiger. Tout à coup les chants cessèrent, et mes compagnons de voyage firent entendre ces exclamations familières aux populations alpestres, qui retentirent de roche en roche. On avait aperçu un chasseur qui glissait comme un être fantastique sur les pentes raides de la Mittelegi ; on aurait dit une hirondelle perdue dans l’espace. Mais en vain le poursuivit-on de cris et de questions ; il continua de se mouvoir silencieusement le long du rocher.

« Enfin nous descendîmes sur le glacier. On m’avait abandonnée à mes propres ressources, probablement pour juger de mon adresse. Je m’étais faite à mes habits, et je m’avançais d’un pas assuré sur la neige en enjambant les crevasses qui séparent les diverses couches de glace. Par hasard plutôt que par réflexion, je cherchais pour poser le pied les taches de neige. Je sus plus tard que c’est la route la plus sûre, et qu’on n’y est jamais en danger. Le Tyrolien nous quitta, convaincu maintenant que je me tirerais d’affaire. Les guides, de leur côté, poussaient des cris de joie. Après avoir traversé la Mer de glace, nous nous mîmes à gravir les pentes escarpées du Zagenberg. Longtemps les roulades mille fois répétées continuèrent à se répondre d’une rive à l’autre ; puis on n’entendit plus ni la voix des hommes ni la cloche de l’église de Grindelwald, dont le vent nous avait apporté jusque-là les notes mélancoliques. Nous étions au milieu d’un désert immense, en face du ciel et des merveilles de la nature. Nous gravissions des blocs de pierre à pic, et nous laissions à notre gauche des sommets neigeux. La marche devenait de plus en plus pénible. Nous grimpions à quatre pattes, en glissant comme des chats ou en sautant d’une roche à l’autre comme des écureuils. Souvent une poignée de mousse ou un bouquet de broussailles était notre seul appui, quand nous ne trouvions pas de fissure. Quelques gouttes de sang teignaient souvent, comme des fleurs de pourpre, la verdure que nous foulions ; quand elle nous manquait, nous tâchions de nous soutenir sur le rocher à l’aide du fer de nos bâtons alpestres, en évitant autant que pos-