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FRÉDÉRIKA BREMER

Malgré ces brillantes descriptions, le livre de Mlle Bremer fut loin d’être un succès ; elle n’avait pas le talent de Mme de Staël ; en outre, elle trahit trop souvent les souffrances de son amour-propre. En Suède, elle était une étoile de première grandeur dans le firmament littéraire, et elle semble s’être imaginé que sa renommée la précéderait partout et lui assurerait une réception triomphale dans toutes les villes où elle séjournerait ; mais en Allemagne elle passa presque inaperçue, ce qui lui fit voir ce pays sous un jour défavorable. En Suisse, il en fut de même ; elle se trouva perdue dans le flot des touristes ; son nom, inscrit sur les registres des hôtels, attira à peine l’attention. Elle qui s’était créé en imagination une Suisse idéale, prête à accueillir à bras ouverts dans sa personne un champion de la liberté en général, et de la liberté des femmes en particulier, trouva tout simplement une nation de bonnes ménagères, préoccupées de tout autre chose que d’émancipation.

De Suisse, elle alla en Belgique, visita avec intérêt les vieilles cités flamandes : Gand, Bruges et Anvers, se rendit ensuite à Paris, d’où elle retourna en Suisse pour passer l’hiver à Lausanne. L’année suivante, elle franchit les Alpes, et par le Piémont se dirigea vers Borne, puis vers Naples, où elle fut témoin d’une éruption du Vésuve ; enfin elle explora les charmants paysages de la Sicile. Elle a esquissé d’un crayon sûr et rapide cette suite de tableaux si variés.

On a souvent décrit le carnaval romain ; personne peut-être n’en a mieux rendu la physionomie et l’entrain que Mlle Bremer. On retrouve dans ce passage ce qui fait le charme de ses romans, et les détails en sont touchés avec autant de finesse et d’exactitude que ceux de ses intérieurs suédois.

« La fête commençait à trois heures de l’après-midi. Le Corso se remplit de gendarmes et de gens du peuple. Des militaires, à cheval ou à pied, étaient postés au coin de toutes les rues, ainsi que sur la place. Une foule de gamins déguenillés flânaient sur le Corso, poursuivant avec des cris chaque masque plaisant qui venait à passer. Les fenêtres et les balcons se garnissaient d’hommes et de dames en domino, quelques-uns costumés ; on voyait beaucoup de charmants visages… Tout le Corso, depuis la place de Venise jusqu’à la place du peuple, ressemblait à une arène décorée pour une fête. Mais, pour la première fois depuis plusieurs semaines, le ciel était gris, les rues humides, car la pluie n’avait cessé de tomber toute la nuit,