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MADAME DE BOURBOULON

et l’on y a organisé depuis quelques années un service régulier de steamers.

Après la longue traversée du désert, Irkoutsk devait paraître agréable à nos voyageurs ; c’était retrouver les avantages de la vie européenne. Quoiqu’elle n’eût alors que vingt-trois mille habitants, cette ville était gaie et animée, et tout y semblait nouveau à Mme de Bourboulon ; elle revoyait avec plaisir des maisons à plusieurs étages, des magasins, des rues éclairées, jusqu’à une modiste parisienne, qui l’aida à remplacer par une robe de soirée, pour le dîner de cent couverts offert par le chef des marchands, le costume de voyage qui avait fait un effet si plaisant au milieu des toilettes de bal et des crinolines à la fête du gouverneur de Kiatka. Malgré leur besoin de repos et l’accueil empressé qu’ils trouvaient à Irkoutsk, M. et Mme de Bourboulon, prenant congé de Mme de Baluseck, qui devait y prolonger son séjour, ne tardèrent pas à continuer leur route avec une excessive rapidité, ne quittant pas leurs tarantass, et faisant en dix heures jusqu’à cent sept verstes, quoique cette vitesse inouïe épuisât les forces de Mme de Bourboulon et qu’elle tombât dans des sommeils qui ressemblaient à la torpeur. « Nous arrivions, écrit-elle, à huit heures du matin sur les rives de l’Ienissei ; aussitôt on a dételé, on a forcé les chevaux à passer à gué, en dépit de leur résistance désespérée… Je n’ai pas bougé. On a soulevé ma voiture et on l’a hissée à bord à bras d’hommes ; les cinquante paysans requis pour cette corvée chantant à tue-tête pour aider à leurs efforts, je n’ai rien senti, je n’ai rien entendu ; sur le bateau, on a fait grincer les poulies des cordages et les chaînes de fer des cabestans, tandis que le patron commandait la manœuvre à coups de sifflets aigus : j’ai continué à dormir ; enfin, heureusement, par un effet ordinaire du sommeil plus profond, je me suis éveillée quand le silence a remplacé tout ce tapage ; nous étions alors au milieu du fleuve. Quel magnifique coup d’œil, et combien j’eusse regretté de n’en pas avoir joui ! »

Arrivés à Atchinsk, point de séparation de la Sibérie orientale et occidentale, les voyageurs trouvèrent la même hospitalité gracieuse, mais ne prolongèrent pas leur séjour ; ils continuèrent leur course à travers ces plaines sans fin, coupées de forêts de sapins et d’innombrables cours d’eau. À Tomsk, l’accueil fut aussi empressé qu’à Irkoutsk ; les riches bourgeois se disputèrent l’honneur de les loger, et Mme de Bourboulon parle avec étonnement de l’opulence extrême de ces marchands sibériens : « Le service de table est d’un luxe fou ;