Page:Chevalier - Les voyageuses au XIXe siècle, 1889.pdf/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
204
LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

elle résolut de remonter le grand affluent occidental du Nil, le Bahrel-Ghazal, d’explorer le cours des rivières qui s’y jettent et de pénétrer dans le pays des Nyams-Nyams. Elle associa à ce projet deux voyageurs allemands distingués qui connaissaient déjà l’Abyssinie : le docteur Steudner, botaniste, et le docteur Heughlin, naturaliste. Leur plan ne tarda pas à être arrêté ; ils s’adjoignirent le baron d’Arkel d’Ablaing, et quittèrent Khartoum au mois de février 1863, emportant des provisions considérables, dont la liste aurait pu servir de catalogue complet aux magasins d’une société coopérative, et des marchandises destinées aux échanges. Chaque voyageur emmenait un cheval de selle, et Mlle Tinné et sa mère se faisaient suivre d’une collection de toilettes qui pouvait faire supposer l’intention d’établir un magasin de modes au pays des Nyams-Nyams. Le personnel de l’expédition comptait deux cents personnes, y compris les femmes de chambre hollandaises, le maître d’hôtel italien, un officier turc et dix soldats, outre vingt autres soldats berbères et plusieurs interprètes arabes. Tout ce monde fut embarqué sur un steamer, deux dahabuyahs et deux grands bateaux ordinaires, qui en outre portaient quatre chameaux, trente ânes et mulets, et les chevaux en question.

Le docteur Heughlin, parti en avant comme une sorte de pionnier, franchit le 31 janvier le Djebel-Tefafan, haute montagne qui s’élève à peu de distance du fleuve. Ses descriptions du paysage à travers lequel sa barque l’entraînait sont fort pittoresques. Le fleuve s’élargissait à mesure qu’il avançait, quoique du bateau il ne pût en apprécier toute l’étendue. La végétation devenait plus luxuriante et atteignait une plus grande échelle ; les buissons résonnaient du chant clair des oiseaux, qui se répondaient à travers l’onde limpide. Le plumage blanc du buzard étincelait d’un éclat splendide au milieu des feuillages vert sombre, non moins que celui du petit héron blanc, perché avec mélancolie sur les troncs renversés. Au bout d’une longue branche se dessinait sur le ciel la forme du craintif cormoran, dont les yeux rouges cherchaient une proie parmi les poissons du fleuve ; quand il l’avait découverte, il tombait brusquement dans l’eau comme une pierre, et après un long intervalle on en voyait émerger sa tête et son cou. Un des camarades de l’oiseau était probablement fatigué de son immersion prolongée, car il déployait, pour le faire sécher au soleil, son beau plumage d’un vert métallique. L’appel aigu du jacamar alternait avec la note grave et pleine de la pie-grièche à bec rouge, cachée dans les taillis ; de brillants oiseaux