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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

Ce fut probablement la plus heureuse période de sa carrière, celle du moins où le succès couronna ses désirs. Son ambition se sentait satisfaite : elle était une puissance ; son orgueil ne connaissait pas de blessure, sa volonté pas d’obstacles. Mais peu à peu des nuages s’amassèrent à l’horizon ; ses sujets, en admettant qu’ils eussent jamais été ses sujets, s’irritèrent d’une domination qui ne remplaçait pas pour eux le gouvernement guerrier qu’ils auraient rêvé. Ses immenses dépenses entamèrent sa fortune, dont la diminution l’obligea à restreindre les présents qu’elle avait jusque-là prodigués d’une main trop libérale. Elle finit par s’apercevoir que son autorité reposait sur le sable. Pendant ce temps, la plupart des serviteurs qu’elle avait emmenés d’Europe étaient morts ; les autres retournèrent dans leur pays natal. Elle demeura presque seule dans sa retraite du Liban, ne gardant que l’ombre de son ancienne puissance. Cette sensation d’échec dut être très amère ; mais elle la supporta avec son orgueil accoutumé, et elle sut se garder de l’avouer ou de se plaindre. Sans accorder un regret au passé, elle affronta d’un visage calme le malheur et l’ingratitude, soutenant aussi hardiment leurs assauts que celui des Bédouins dans le désert. Elle ne fléchit ni devant la vieillesse qui la gagnait lentement, ni devant l’abandon des lâches ingrats qui avaient si largement profité de sa libéralité. Seule elle vécut, au sein de ces grandes montagnes dont les sommets entouraient sa demeure isolée, sans livres, sans amis, servie seulement par quelques jeunes négresses, quelques esclaves et une poignée d’Arabes qui cultivaient son jardin et veillaient sur sa personne. Cependant l’amour du pouvoir était encore si puissant au dedans d’elle, qu’elle chercha à remplacer par une autorité spirituelle l’autorité politique qui lui échappait. Son énergie et son extraordinaire force de caractère trouvèrent leur expression dans un système religieux où l’illuminisme de l’Europe se confondait, dans un singulier mélange, avec les subtilités des croyances orientales et les mystères de l’astrologie du moyen âge. On ignore jusqu’à quels égarements d’esprit ces idées la portèrent, mais il n’est pas douteux qu’elle ne se crût parfois investie d’une puissance surnaturelle.

De temps à autre, un visiteur venait distraire sa solitude et y apporter un écho du monde de l’Occident ; il fallait pour cela obtenir sa permission spéciale ; mais, si ce visiteur lui était sympathique, il réussissait alors à triompher de la muette réserve dont elle s’enveloppait, et ses confidences avaient toujours un vif intérêt.