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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

tant, respirer l’air vif et pur de la montagne, et sentir par bouffées la brise chargée de l’odeur des pins.

En traversant la province de Colorado, dans le voisinage de la rivière Plate, miss Bird nous raconte que « la route s’éleva tout à coup et qu’elle se trouva au milieu d’un amas confus de collines ; soudain, de l’autre côté d’un immense ravin, derrière les vertes pentes ensoleillées et les sombres groupes des sapins, surgit sur le bleu intense du ciel, comme une masse d’un rouge étincelant, une splendide chaîne de montagnes d’un dessin admirable, dressant leurs pointes colossales découpées en dents de scie, fendues par des précipices d’un azur sans fond et dont les flancs inaccessibles étaient garnis de gigantesques créneaux et tourelles : spectacle merveilleux, céleste, inoubliable, et qui était à peine à quatre milles de là. On n’eût pas dit qu’il appartînt à notre terre ; c’était une de ces visions comme on en a en rêve, sommets célestes de la « patrie à venir ». Il était impossible de s’imaginer que ces montagnes fussent désertes ; car, comme celles d’Orient, elles offraient l’aspect de majestueuses forteresses, non les tours grisâtres des castels de l’Europe féodale, mais l’architecture sarrasine, capricieuse, massive, taillée dans le roc vif. Au-dessous d’elles se déroulaient des ravins accidentés aux coupures fantastiques, creusés par les eaux du fleuve, et sur tout cela une lumière délicate et presque surnaturelle, l’apparente chaleur d’un climat brûlant ; tandis qu’au nord je me trouvais dans l’ombre, au milieu d’un champ de neige d’une blancheur immaculée. Pour moi, l’obscurité de la terre ; là-bas, la clarté du ciel. Cette fois encore l’adoration était le mouvement spontané de l’âme, et la parole sacrée revenait sans cesse à mon esprit : « Seigneur, qu’est-ce que l’homme, pour que vous vous souveniez de lui, et le fils de l’homme, pour que vous l’honoriez de vos visites ? » Je continuai laborieusement ma route à travers les amas de neige, montant et redescendant les collines, allant souvent à pied sur les pentes glissantes pour soulager mon fidèle Birdie, m’arrêtant sans cesse pour rassasier mes yeux de ces perpétuelles splendeurs, et découvrant toujours quelque ravin nouveau dont l’aspect et la couleur étaient plus beaux encore. Enfin, quand le sentier s’enfonça dans une gorge ou canyon où il avait à peine sa largeur à côté du lit de la rivière, ce fut une beauté d’un autre genre, d’une tristesse solennelle. Le flot s’enfuyait en traçant des courbes infinies, s’élargissant comme un petit lac, se rétrécissant comme un torrent profond et bouillonnant ; ses rives étaient