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MADAME HOMMAIRE DE HELL

plus tard l’une des amies de Mme de Krudner ; et la petite ville au bord de la mer, où mourut, en 1823, la soi-disant comtesse Guacher, qu’on sait maintenant n’avoir été autre que la fameuse Mme de la Motte, tristement connue par l’affaire du collier.

À Soudagh, vallée voisine d’Oulou-Ouzen, Mme de Hell vit une des femmes les plus remarquables de ce temps, la chanoinesse de Kopsen (Mlle Jacquemart). Peu d’existences ont été aussi romanesques. Très jeune, sa beauté, son esprit et ses talents, lui valurent des succès qu’on obtient rarement dans la position d’institutrice, qu’elle avait dû prendre à seize ans. Du jour où elle quitta Paris pour Saint-Pétersbourg, elle occupa une situation unique dans la société russe. Soudain, sans raison apparente, elle se retira en Crimée, renonçant à tout ce qui l’avait ravie jusque-là, et se condamnant volontairement à une vie de retraite pour laquelle on l’aurait crue moins faite que toute autre femme. En la voyant, dans son costume semi-masculin, étudiant la géologie, la peinture, la musique et la poésie sans l’ombre d’une prétention, on se demandait ce qui avait pu lui faire adopter cette existence bizarre. Ayant été informée, la veille, de la visite de Mme de Hell, elle vint à sa rencontre et la reçut avec une cordialité sincère ; ses hôtes cependant ne pouvaient la regarder sans surprise. Vêtue d’une longue jupe brune et d’une veste qui cachait sa taille, elle avait quelque chose de viril en harmonie du reste avec son genre de vie.

Sa chaumière méritait littéralement ce nom ; elle ne consistait qu’en une seule pièce qui servait de chambre à coucher, de salon, de salle à manger ; cette pièce était décorée d’une guitare, d’un violon, d’une collection de minéraux, avec des objets d’art et des armes. L’extrême solitude dans laquelle elle vivait, n’ayant pas même une servante, l’exposait à de fréquentes attaques nocturnes, et une paire de pistolets était toujours suspendue au chevet de son lit. Ses fruits, ses volailles, et même ses ceps de vigne suffisaient à attirer les maraudeurs ; elle était continuellement sur le qui-vive, et un attentat dont elle avait failli être victime prouvait que ses craintes n’étaient pas illusoires. Un Grec, s’étant présenté chez elle pour lui demander du travail et du pain, parut fort irrité de ne recevoir que quelques légers secours. Le surlendemain, comme elle revenait d’une excursion géologique, à la nuit tombante, tenant encore à la main la hachette qui lui servait à casser des cailloux, elle s’aperçut que cet homme marchait furtivement derrière elle. À peine eut-elle le temps de se retourner, qu’elle