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MADAME IDA PFEIFFER

pistolets et s’embarqua tranquillement sur une petite jonque chinoise, pour se rendre à Canton par la voie du fleuve. Aucun de ses compagnons de voyage ne parut irrité de sa présence ; le long du rivage, elle observa avec étonnement les immenses champs de riz et les jolies maisons de campagne, avec leurs toits dentelés, couverts de tuiles de toutes les couleurs. En approchant de la ville commerçante, l’animation devint très grande ; la rivière était presque couverte de vaisseaux et de bateaux-habitations, parmi lesquels on voyait les formes les plus étranges : des jonques aussi vastes que les vieux galions espagnols, et dont la poupe s’élevait au-dessus de l’eau à la hauteur d’une maison, ayant des fenêtres et un toit ; des navires de guerre chinois, larges et plats, portant vingt à trente canons ; des bateaux de mandarins, si jolis, avec leurs portes et leurs fenêtres peintes, leurs galeries découpées et leurs petits pavillons de soie flottant de tous côtés ; et enfin les bateaux de fleurs, décorés de guirlandes et d’arabesques ; autour de tout cela, des milliers de petits canots se croisant dans tous les sens. En quittant la jonque, Mme Pfeiffer se rendit tranquillement à pied chez le commerçant européen pour lequel elle avait une lettre de recommandation. Ce ne fut qu’en lui parlant qu’elle comprit le danger auquel elle s’était exposée ; il ne pouvait comprendre qu’elle eût traversé toute la ville sans être insultée ou même lapidée par la populace. Elle avait bien remarqué qu’on la montrait du doigt en criant, et qu’une foule peu à peu grossissante se mettait à la suivre ; mais elle s’était dit que la seule chose à faire était de continuer bravement, et sans doute on ne lui fit rien précisément parce qu’elle ne montra aucune crainte.

Ce qui la caractérise du reste, c’est qu’elle obtint l’accès d’endroits que nulle femme d’Europe n’avait visités avant elle. Elle pénétra même dans un temple bouddhique, celui de Honan, réputé l’un des plus beaux de la Chine. Un mur élevé ferme l’enceinte sacrée ; dans une première cour, un portique énorme conduit à une cour intérieure. Sous ce portique, les statues des dieux de la guerre se dressent, hauts de dix-huit pieds, avec des visages hideux et des attitudes menaçantes, pour défendre le sanctuaire de l’approche des mauvais génies. Ce sanctuaire, dans lequel on est introduit par un second portique, a cent pieds de long et autant de large ; son toit plat repose sur des piliers de bois, et du plafond pendent des lampes, des lustres, des guirlandes de rubans et de fleurs artificielles ; tout autour on voit des statues, des candélabres, des vases merveilleux. Mais l’œil est surtout