Page:Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses, 1869, Tome 2.djvu/141

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le repos de ma vie ? Le bonheur de M. de Valmont ne pouvait-il donc arriver jamais que par mon infortune ? Oh ! mon indulgente amie, pardonnez-moi cette plainte ! Je sais qu’il ne m’appartient pas de sonder les décrets de Dieu ; mais tandis que je lui demande sans cesse, et toujours vainement, la force de vaincre mon malheureux amour, il la prodigue à celui qui ne la lui demandait pas, & me laisse, sans secours, entièrement livrée à ma faiblesse.

Mais étouffons ce coupable murmure. Ne sais-je pas que l’enfant prodigue, à son retour, obtint plus de grâces de son père, que le fils qui ne s’était jamais absenté ? Quel compte avons-nous à demander à celui qui ne nous doit rien ? Et quand il serait possible que nous eussions quelques droits auprès de lui, quels pourraient être les miens ? Me vanterais-je d’une sagesse que déjà je ne dois qu’à Valmont ? Il m’a sauvée, et j’oserais me plaindre en souffrant pour lui ! Non : mes souffrances me seront chères, si son bonheur en est le prix. Sans doute il fallait qu’il revînt à son tour au père commun. Le Dieu qui l’a formé devait chérir son ouvrage. Il n’avait point créé cet être charmant pour n’en faire qu’un réprouvé. C’est à moi de porter la peine de mon audacieuse imprudence ; ne devais-je pas sentir que, puisqu’il m’était défendu de l’aimer, je ne devais pas me permettre de le voir ?

Ma faute ou mon malheur est de m’être refusée trop longtemps à cette vérité. Vous m’êtes témoin, ma chère et digne amie, que je me suis soumise à ce sacrifice, aussitôt que j’en ai reconnu la nécessité : mais,