Page:Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses, 1869, Tome 2.djvu/89

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rer le cœur de ses propres mains, & tandis qu’on souffre ces douleurs insupportables, sentir à chaque instant qu’on peut les faire cesser d’un mot, & que ce mot soit un crime ! ah ! mon amie !…

Quand j’ai pris ce parti si pénible de m’éloigner de lui, j’espérais que l’absence augmenterait mon courage & mes forces : combien je me suis trompée ! il semble au contraire qu’elle ait achevé de les détruire. J’avais plus à combattre, il est vrai : mais même en résistant, tout n’était pas privation : au moins je le voyais quelquefois ; souvent même, sans oser porter mes regards sur lui, je sentais les siens fixés sur moi ; oui, mon amie, je les sentais, il semblait qu’ils réchauffassent mon âme ; & sans passer par mes yeux, ils n’en arrivaient pas moins à mon cœur. A présent, dans ma pénible solitude, isolée de tout ce qui m’est cher, tête-à-tête avec mon infortune, tous les moments de ma triste existence sont marqués par mes larmes, & rien n’en adoucit l’amertume, nulle consolation ne se mêle à mes sacrifices ; & ceux que j’ai faits jusqu’à présent n’ont servi qu’à rendre plus douloureux ceux qui me restent à faire.

Hier encore, je l’ai bien vivement senti. Dans les lettres qu’on m’a remises, il y en avait une de lui ; on était encore à deux pas de moi, que je l’avais reconnue entre les autres. Je me suis levée involontairement : je tremblais, j’avais peine à cacher mon émotion ; & cet état n’était pas sans plaisir. Restée seule le moment d’après, cette trompeuse douceur s’est bientôt évanouie, & ne m’a laissé qu’un sacrifice