c’est à peine s’il serait sensible à une offense de ce genre.
Pensons qu’il en est ainsi à notre égard : ces méchants qui nous outragent ignorent ce que nous sommes ; ils ne savent pas que nous sommes citoyens du ciel, que nos noms sont écrits dans la céleste patrie, et parmi ceux des chérubins. Ne nous affligeons donc pas, et ce qu’ils font contre nous ne le considérons donc pas comme injure : ils se garderaient bien de rien faire qui nous pût offenser, s’ils nous connaissaient : mais ils nous prennent pour des pauvres et des malheureux ; ne regardons donc pas comme une injure ce qu’ils font. Dites-moi : si dans un voyage quelqu’un étant arrivé à l’hôtellerie avant ses gens et toute sa suite, l’hôte, ou un des voyageurs, ne sachant qui il est, se déchaînait en invectives contre lui, ne rirait-il pas de son ignorance, et ne badinerait-il pas de sa méprise ? Ne s’en divertirait-il pas, comme si ces outrages tombaient sur quelqu’autre, et non pas sur lui ? Usons-en de même : nous sommes dans une hôtellerie, où nous attendons nos compagnons de voyage. Lorsqu’ils seront arrivés, et que nous serons tous réunis ensemble, alors ils connaîtront qui sont ceux qu’ils ont offensés. Alors, la tête baissée, ils diront : « Insensés que nous étions ! c’est là celui qui a été autrefois l’objet de nos railleries ». (Sag. 5,3)
4. Deux choses doivent donc nous consoler : l’une, que ce n’est pas nous que cette injure attaque, puisque ceux qui nous la font ne savent pas qui nous sommes ; l’autre, que si nous voulions nous venger, ce serait ajouter notre vengeance aux rigoureux supplices auxquels ils seront un jour condamnés. Mais, à Dieu ne plaise qu’il se trouvât parmi nous quelqu’un de si cruel et de si inhumain ! Que si c’est d’un de nos compatriotes que nous recevons une injure, en ce cas cela paraît plus dur et plus fâcheux, ou plutôt cette offense est encore très légère. Pourquoi ? Parce que l’injure que nous dit une personne que nous aimons ne nous blesse et ne nous offense point tant que celle d’un inconnu. Souvent, pour exhorter à la patience et au pardon ceux qu’on a injuriés, nous leur disons : souffrez patiemment cette injure : celui qui vous a offensé est votre frère, c’est votre père, c’est votre oncle. Que si vous respectez ces noms de père et de frère, j’invoquerai une parenté encore plus intime : car nous ne sommes pas seulement tous frères, mais nous sommes tous aussi membres les uns des autres, et un seul corps (Rom. 12,5). Or, si nous avons du respect pour le nom de frère, à plus forte raison devons-nous en avoir pour celui de membre. Ignorez-vous ce proverbe[1] : Il faut supporter ses amis avec leurs défauts[2] ? Ne vous a-t-on pas appris ce précepte de saint Paul : « Portez les fardeaux les uns des autres ? » (Gal. 6,2) Ne voyez-vous pas tous les jours ce que font les amants ? Car je me vois obligé de recourir à cet exemple, puisqu’il ne m’est pas donné de trouver parmi vous celui de l’affection dont je parle : et c’est ainsi qu’en use le saint apôtre, lorsqu’il dit : « Que si nous avons eu du respect pour les pères de notre corps, lorsqu’ils nous ont châtiés ». (Héb. 12,9) Ou plutôt ce qu’il écrit aux Romains est plus propre à notre sujet : « Comme », dit-il, « vous avez fait servir les membres de votre corps à l’impureté et à l’injustice, pour commettre l’iniquité, faites-les servir maintenant à la justice ». (Rom. 6,19) Vous le voyez : ce discours de l’apôtre nous autorise à vous produire l’exemple des amants, et nous donne la hardiesse d’entrer dans ce détail.
Ne savez-vous donc pas ce que font les amants qui aiment avec passion une femme prostituée, et quels maux ils endurent ? Ils sont souffletés, frappés, raillés ; ils endurent de sa part mille impertinences, encore qu’elle les haïsse, qu’elle ne puisse les voir, qu’elle leur fasse toutes sortes d’outrages. S’il lui échappe une fois de leur dire quelque douceur, quelque tendre parole, ils se croient au comble de la fortune, ils oublient le passé ; ce ne sont plus que ris, que joie, ils se regardent comme les plus heureux de tous les hommes, soit qu’ils tombent dans la pauvreté, soit qu’il leur survienne quelque maladie, ou quelque autre fâcheux accident. Selon que les traite leur maîtresse, ils se croient heureux ou malheureux, ils ne tiennent compte ni d’une bonne réputation ni de l’ignominie : s’ils reçoivent une injure, un affront, la joie qu’ils
- ↑ « Ce proverbe ». Le texte ajoute : « Étranger ». Je passe ce mot, il ne me paraît pas nécessaire, ni figurer ici. « Étrangers », parce qu’il vient de quelque auteur païen. Car les Pères grecs appellent « étrangers », les païens, et ce qui vient d’eux.
- ↑ Ce proverbe convient à ce que dit Erasme : « Connaissez les mœurs et les défauts de votre ami, mais ne le haïssez pas ; parce que, comme le remarque notre saint Docteur : “Nous ne sommes pas seulement frères ; mais aussi les membres les uns des autres, et un seul corps” ».