Page:Cicéron - Œuvres complètes, Garnier, 1850, tome 2.djvu/247

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reste des cultivateurs, que gagne-t-il, sinon de faire cultiver les terres par ceux qui le peuvent encore, par ceux à qui Apronius, le satellite de Verrès, a laissé du moins une charrue, et qui cependant ne sont restés que parce qu’ils attendaient Métellus, parce qu’ils comptaient sur son arrivée ? Mais les autres Siciliens, mais cette multitude infinie de cultivateurs, à qui on a fait déserter les campagnes ; qui, dépouillés de leurs biens et de toute leur fortune, se sont même enfuis de leurs villes et de la province, comment les rappellera-t-on ? combien faut-il de sages et intègres préteurs pour ramener enfin tous ces malheureux dans leurs terres et dans leurs demeures ?

LVI. Au reste, ne soyez pas étonnés, Romains, qu’il s’en soit enfui un aussi grand nombre que vous l’avez vu par les registres publics et par les déclarations des cultivateurs ; apprenez un fait incroyable, mais réel et connu de toute la Sicile : plusieurs d’entre eux, désespérés par la dureté et la tyrannie de Verrès, par les vexations et les excès des décimateurs, se sont donné la mort. Oui, la chose est avérée : Dioclès de Centorbe, homme riche, s’est étranglé lui-même, le jour qu’on lui eut annoncé qu’Apronius avait pris le bail des dîmes. Archonide d’Élore, d’une naissance distinguée, a dit, dans sa déposition, que Dyrrhachinus, le premier citoyen de sa ville, s’était fait périr de même, lorsqu’il eut appris que le décimateur lui demandait, en vertu de l’inique édit de Verrès, plus qu’il ne pouvait faire avec tous ses biens.

Non, quoique vous ayez toujours été, Verrès, le plus insouciant à la fois et le plus cruel des hommes, vous n’auriez toutefois jamais souffert, en voyant que cette affliction et ces gémissements de toute la province intéressaient votre existence ; vous n’auriez, dis-je, jamais souffert que l’on cherchât dans une aussi triste mort un remède à vos injustices, si vous n’aviez trouvé dans ces injustices de quoi assouvir votre insatiable cupidité. Quoi ! l’auriez-vous souffert ? Écoutez, Romains : car je dois employer ici tous mes efforts, tout ce que j’ai de forces pour faire comprendre à chacun de vous quel crime odieux, quel crime manifeste et certain on veut racheter par l’or. Ce chef d’accusation est grave, est terrible ; depuis qu’il existe des hommes, et une justice contre les concussionnaires, on n’avait pas encore vu qu’un préteur du peuple romain se fût associé aux décimateurs.

LVII. Verrès, aujourd’hui simple particulier, s’entend faire ce reproche par un ennemi ; aujourd’hui accusé, par un accusateur ; mais déjà, lorsque sur son tribunal, où il siégeait comme préteur, comme gouverneur de la Sicile, il était craint comme tout magistrat, parce qu’il était le maître, et plus que tout autre, parce qu’il était cruel, cette accusation a mille fois frappé ses oreilles ; et s’il négligeait de s’en venger, ce n’était point par indifférence, mais parce que le remords de ses malversations et de ses crimes le retenait. Les décimateurs disaient publiquement, et surtout Apronius, cet homme si puissant auprès de lui,