Page:Cicéron - Œuvres complètes, Garnier, 1850, tome 2.djvu/344

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dire ? Mais voici le mot de l’énigme : si le véritable chef avait péri sous la hache, vous n’auriez pas reçu le prix de sa rançon ; si le pirate supposé était mort, ou qu’il se fût échappé, il n’était pas difficile d’en substituer un autre. J’en ai dit plus que je ne voulais sur ce chef de pirates ; et pourtant je n’ai pas produit mes preuves les plus convaincantes. Je réserve cette accusation tout entière. Il est des lois spéciales contre cette espèce de crime ; il est un tribunal établi pour en connaître.

XXXI. Maître d’une proie aussi opulente, enrichi, d’esclaves, d’argenterie et d’étoffes précieuses, il n’en fut pas plus empressé à équiper la flotte, à rassembler les soldats et à pourvoir à leur entretien, quoique ces soins, nécessaires pour la défense du pays, pussent aussi devenir un moyen de plus pour de nouvelles rapines. Au milieu de l’été, lorsque les autres préteurs ont coutume de parcourir et de visiter la province, et même de s’embarquer dans ces moments où les pirates inspirent tant de craintes ; Verrès n’ayant pas assez du palais prétorial, de l’ancien palais d’Hiéron, pour ses plaisirs et ses débauches, fit dresser des tentes du tissu le plus fin, ainsi qu’il le faisait toujours dans le temps des chaleurs, sur cette partie du rivage qui est derrière la fontaine d’Aréthuse, à l’entrée même du port, dans un lieu délicieux et retiré. Ce fut là que le préteur du peuple romain, le gardien, le défenseur de la province, vécut deux mois entiers. Autant de jours, autant de festins où tous les convives étaient des femmes. Pas un seul homme parmi elles, excepté Verrès et son fils encore vêtu de la prétexte ; mais c’est leur faire trop d’honneur que de mettre une exception pour eux. Quelquefois aussi l’affranchi Timarchide était admis. Or toutes ces femmes étaient mariées ; elles appartenaient à des familles honnêtes, si ce n’est la fille du bouffon Isidore, que Verrès, qui s’était épris de cette femme, avait enlevée à un joueur de flûte de Rhodes. On remarquait dans ce nombre une certaine Pippa, épouse du Syracusain Eschrion, fameuse par une infinité de chansons qui ont divulgué dans toute la Sicile ses amours avec le préteur.

On y voyait aussi l’épouse du Syracusain Cléomène, Nice, qu’on vante comme un prodige de beauté. Cléomène aimait sa femme ; mais il n’avait ni le pouvoir, ni le courage de la disputer au préteur. D’ailleurs il était enchaîné par la reconnaissance. Verrès, malgré toute l’effronterie que vous lui connaissez, ne pouvait, sans je ne sais quel scrupule, garder auprès de lui, pendant tant de jours, une femme dont le mari était à Syracuse. Voici l’expédient qu’il imagine. Il donne à Cléomène le commandement des vaisseaux qui jusqu’alors avaient été sous les ordres de son lieutenant. Il ordonne que la flotte du peuple romain soit commandée par le Syracusain Cléomène. Il voulait par ce moyen éloigner le mari en l’envoyant sur mer, lui rendre même son éloignement agréable, en lui confiant une fonction honorable et lucrative, et pendant ce temps, garder la femme et se procurer, non pas une jouissance plus libre, car jamais ses passions n’éprouvèrent d’obstacle, mais une propriété plus assurée, en écartant Cléomène, moins comme époux