Page:Cicéron - Œuvres complètes, Garnier, 1850, tome 2.djvu/609

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ne vous faites-vous pas un devoir de donner vos conseils aux adversaires de vos amis, quand ils vous consultent sur leurs affaires ? Que dis-je, s’ils viennent à succomber dans une cause à laquelle un ami vous prie d’assister, votre amour-propre n’en souffre-t-il pas, quoique vous soyez contre eux ? Ne soyez donc pas assez injuste pour vouloir prodiguer à vos ennemis les trésors de votre savoir, et refuser à nos amis le droit de puiser à nos faibles sources. En effet, si l’amitié qui m’unit à vous m’avait éloigné de cette cause, s’il en eût été de même de Q. Hortensius, de M. Crassus, orateurs si, distingués, et de tant d’autres citoyens, qui, je le sais, attachent un grand prix à votre estime, un consul désigné serait resté sans défenseur dans une ville où vos ancêtres ont voulu que le dernier des citoyens eût toujours un protecteur. Pour moi, Romains, je m’accuserais de parjure, si je manquais à un ami ; de cruauté, si j’abandonnais un malheureux ; d’orgueil, si je désertais la cause d’un consul. Ainsi, tout ce que réclament les droits de l’amitié, je vous l’accorderai sans réserve, Sulpicius ; j’agirai avec vous, comme j’agirais à l’égard de mon frère, que je chéris tendrement, s’il était à votre place. Quant aux obligations que m’imposent le devoir, l’honneur, la religion, je saurai les remplir, sans oublier jamais que si je défends un ami, c’est contre un ami que je le défends.

V. Il me semble, juges, que toute l’accusation peut se réduire à trois griefs principaux : l’un porte sur la vie privée de Muréna, l’autre sur ses titres au consulat, le dernier sur les brigues qu’il a employées. De ces trois griefs, le premier, qui devait être le plus grave, a été présenté d’une manière si faible et si légère, que si nos adversaires ont dit quelque chose de la vie de L. Muréna, c’est plutôt pour se conformer à la marche ordinaire des accusations, que parce qu’ils pouvaient l’inculper sérieusement. On lui reproche son voyage en Asie : mais il n’y a point cherché l’amusement et le plaisir ; il a parcouru cette contrée au milieu des fatigues de la guerre. Si, à la fleur de l’âge, et sous le commandement de son père, il n’avait pas fait cette campagne, on aurait supposé qu’il avait peur de l’ennemi, qu’il répugnait à obéir à son père, ou que son père refusait de se servir de lui. Puisqu’il est d’usage de placer sur les coursiers d’un triomphateur ceux de ses enfants qui portent encore la robe prétexte, pourquoi Muréna aurait-il refusé de rehausser le triomphe de son père des prix décernés à sa valeur, afin de partager sa gloire après avoir partagé ses exploits ? Oui, juges, il a accompagné son père en Asie, et la présence de son fils a été pour cet illustre guerrier un secours puissant dans les périls, une consolation dans les fatigues, un nouveau sujet de bonheur dans la victoire. Si le nom seul de l’Asie éveille le soupçon de mollesse, ce qui est digne d’éloges, ce n’est pas de n’avoir jamais vu l’Asie, mais d’avoir su y vivre dans une sage modération.

Qu’on ne reproche donc pas l’Asie à Muréna, puisque cette contrée a illustré sa famille, immortalisé sa race, couvert son nom d’honneur et de gloire. Il faudrait le convaincre d’avoir contracté en Asie ou rapporté d’Asie quelque vice déshonorant. Mais au contraire, avoir fait ses premières armes dans une guerre importante, la seule même que le peuple romain eût alors à soutenir, c’est une preuve de courage ; y avoir servi avec dévouement sous les drapeaux paternels, c’est de la piété filiale ; avoir vu terminer ses