Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/192

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poètes, qui seuls ont la permission de parler ainsi : Plût aux dieux que jamais les pins de la forêt de Pélisa ne fussent tombés sous la hache, et n’eussent servi à former le navire que l’on nomme à présent Argo ; navire sur lequel l’élite des Argiens, transportée dans la Colchide à la voix artificieuse du roi Pélias, alla chercher la toison d’or ! Car jamais ma maîtresse, errante aujourd’hui, l'âme inquiète et blessée par un amour cruel, ne serait sortie de son palais.

C’était assez de dire, si le poète eût voulu s’en tenir à ce qui suffisait à la pensée :

Plût aux dieux que ma maîtresse, errante aujourd’hui, ne fût jamais sortie de son palais

Gardons-nous donc avec soin, dans l’exposition, de reprendre ainsi de trop loin ; car ce défaut n’a pas besoin d’être relevé, comme beaucoup d’autres ; il se manifeste de lui-même.

XXIII. Une raison est vicieuse, lorsqu’elle ne va pas à l’exposition, soit par sa faiblesse, soit par sa fausseté. Elle est faible, quand elle ne prouve pas nécessairement la vérité de ce qu’on a exposé ; comme dans cet exemple de Plaute :

C’est une chose désagréable de reprendre un ami pour une faute, mais c’est quelquefois utile et profitable. Voilà l’exposition ; voyons la raison qui vient ensuite : car moi-même je reprendrai aujourd’hui mon ami pour celle qu’il a commise.

C’est d’après ce qu’il va faire, et non d’après ce qu’il convient de faire, qu’il donne la raison de l’utilité de son action. La raison est fausse lorsqu’elle s’appuie sur une fausseté : « On ne doit pas fuir l’amour, car il est la source de la plus véritable amitié.  » Ou bien : « Il faut fuir la philosophie, parce qu’elle amène l’engourdissement et la paresse.  » Car si ces raisons n’étaient point fausses, il faudrait reconnaître la vérité de l’exposition qui les précède. La raison est faible encore quand elle ne forme pas la base nécessaire de l’exposition. Ainsi, dans Pacuvius :

Les philosophes nous disent que la fortune est insensée, aveugle, sans discernement ; ils nous la représentent roulant sur un globe de pierre ; ce qui leur fait penser qu’elle tombe à l’endroit où le hasard a poussé ce globe. Elle est aveugle, répètent-ils, parce qu’elle ne voit pas où elle se fixe ; elle est insensée, parce qu’elle est cruelle, incertaine, capricieuse ; sans discernement, parce qu’elle ne peut distinguer celui qui mérite ou ne mérite pas ses bienfaits. Il y a d’autres philosophes qui nient au contraire qu’aucun malheur vienne de la for tune, et soutiennent que la témérité gouverne tout ; ce qui est vraisemblable, disent-ils, et démontré par l’expérience. Oreste, par exemple, de roi, qu’il était d’abord, devint mendiant ; mais ce fut l’effet de son naufrage, et non pas l’œuvre de la fortune.

Pacuvius se sert ici d’une raison bien faible pour donner plus de vraisemblance à l’empire du hasard, qu’à celui de la fortune ; car, dans