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xxiv
VIE DE CICÉRON.

de la république et le sien ; que si César osait faire un pas, il saurait bien l’arrêter. Cicéron en doutait déjà, et ne laissa point de conserver ses espérances d’accommodement et le projet d’y employer tous ses efforts.

Il se confirma dans cette résolution, à mesure qu’en approchant de Rome il observa les dispositions des deux partis. Les républicains étaient mal unis entre eux : la plupart avaient quelque plainte à faire de Pompée ; on remarquait aussi dans leurs sentiments beaucoup d’emportement et de violence : ils ne parlaient que d’anéantir leurs adversaires. Cicéron croyait voir clairement, et ne faisait pas difficulté d’annoncer à ses amis que, de quelque côté que la fortune se déclarât, il fallait s’attendre à la tyrannie : la seule différence qu’il prévoyait dans les suites de la victoire, était qu’en supposant l’ennemi vainqueur, on était menacé d’une proscription, et que le succès du bon parti n’exposait Rome qu’à la perte de la liberté. Ainsi, quelque horreur qu’il eût pour la cause de César, il pensait toujours qu’il valait mieux consentir à toutes ses demandes, que de remettre la décision de cette querelle au sort des armes. Des conditions de paix injustes valaient mieux, selon lui, que la plus juste guerre ; et lorsque, depuis dix ans, on n’avait paru travailler qu’à fortifier César, il trouvait ridicule qu’on pensât à se battre contre un homme auquel on s’était mis volontairement dans l’impuissance de résister.

Il était plein de ces réflexions, lorsqu’il arriva aux portes de Rome, le 4 janvier (704). Il y retrouva l’honorable accueil qui l’attendait toujours. Toute la ville alla le recevoir, et lui prodigua toutes sortes de marques d’honneur. Mais il « tombait, comme il le dit, au milieu des flammes de la guerre civile, » et la trouvait ouvertement déclarée. Deux tribuns menacés, Marc Antoine et Q. Cassius, s’enfuirent dans le camp de César, qui, n’attendant plus qu’un prétexte, passa le Rubicon.

Pompée quitta Rome, avec les consuls et une partie des sénateurs. Quelques-uns furent chargés de rassembler en Italie des troupes et tout ce qui était nécessaire pour la défense commune. On donna à Cicéron la garde de Capoue, avec l’inspection des côtes jusqu’à Formies. Il avait refusé déjà une commission plus importante ; il résigna l’autre, alléguant que Capoue était incapable de résistance ; et il attendit les événements dans sa maison de Formies. La confiance qui aveuglait Pompée fut encore augmentée par les rapports de Labiénus, lequel, étant passé du camp de César dans le sien, lui représenta César comme un général sans armée, et l’abusa en tout sur la réalité de ses ressources.

Cependant César, tout en poussant la guerre avec vigueur, mettait sans cesse en avant les mots d’accommodement et de paix. Pour faire perdre à ses ennemis leur temps en délibérations, il envoya un plan de conciliation à Rome, et s’efforça de convaincre Cicéron de la sincérité de ses propositions. Personne n’y crut, pas même Cicéron, qui fut toutefois d’avis qu’on l’écoutât. Mais quand il vit Pompée quitter l’Italie, il ne fut plus maître de ses inquiétudes, et tomba dans de cruelles irrésolutions. Devait-il suivre Pompée, dont la cause était celle de la république, mais qui l’avait déjà perdue par une suite de fautes impardonnables, par une fuite honteuse, et qui n’avait eu d’ailleurs aucun égard à ses avis ? Retourner à Rome, et même rester en Italie, où n’étaient plus ni les consuls, ni le sénat, ni l’armée, c’était reconnaître pour légitime la cause de César. « Je sais bien qui fuir, disait-il, mais je ne sais qui suivre. »

Il se donnait à résoudre, sous la forme d’un texte d’école, une suite de questions de morale et de politique, qui, posées d’une manière générale, s’appliquaient toutes à sa situation, et il en déclamait la solution, en se promenant, triste et solitaire, dans ses jardins de Formies. Il les soumit à Atticus : elles sont en grec. « Peut-on demeurer dans son pays, lorsqu’il est opprimé ? Tous les moyens sont-ils permis pour le délivrer de la tyrannie ? Ne doit-on pas prendre garde que celui qu’on oppose au tyran ne s’élève lui-même trop haut ? Faut-il compter, pour servir sa patrie, sur les circonstances et les négociations plutôt que sur les armes ? Est-il permis à un bon citoyen, pendant ces temps de troubles, de vivre dans la retraite ? Doit-on, pour la liberté, s’exposer à tous les périls ? Peut-on, pour délivrer son pays d’un tyran, y allumer la guerre, et venir même assiéger sa patrie ? Ceux qui sont d’un sentiment contraire, doivent-ils néanmoins s’engager avec ceux du bon parti ? Faut-il, dans les dissensions publiques, suivre la fortune de ses amis et de ses bienfaiteurs, lors même qu’ils ont fait des fautes graves et décisives ? Un homme qui, pour avoir rendu à sa patrie de grands services, s’est vu exposé aux persécutions et à l’envie, doit-il les braver une seconde fois ? Ou ne peut-il pas songer à lui-même et à sa famille, et laisser le gouvernement à ceux qui ont le pouvoir ? » — « Voilà, dit-il, les questions que j’examine, et sur lesquelles je m’exerce pour et contre, en grec et en latin. »

Il était aussi troublé par un scrupule que sa situation rendait douloureux. Il devait, on ne sait comment, de l’argent à César ; il ne pouvait s’acquitter sans se priver d’une partie des fonds qu’il destinait à son triomphe ; et sa délicatesse lui faisait regarder comme une chose inconvenante et odieuse de prendre parti contre un homme dont il était le débiteur. Pour se mettre à l’aise de ce côté, il eut recours à l’amitié d’Atticus, qui lui prêta cette somme.

César avait pris Domitius dans Corfinium, et l’avait renvoyé libre, avec tous les sénateurs tombés en son