Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/716

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ce charme n’aille pas jusqu’à forger des chaînes aux hommes, et que toutes ces beautés demeurent des jouets d’enfants. À ton avis, que dirait L. Mummius, s’il voyait l’un de ces délicats manier avec amour quelque vase de nuit fait d’airain de Corinthe, lui qui a méprisé Corinthe entière ? le prendrait-il pour un des princes de l’État, ou pour un intendant soigneux ? Et si la lumière était rendue à M. Curius, ou à quelqu’un de ces anciens qui n’avaient dans leurs maisons de ville et de campagne d’autre ornement, d’autre décoration qu’eux-mêmes ; s’il voyait un homme comblé des bienfaits du peuple, appeler ses mulets au bord d’un vivier, et les flatter de sa main, et se vanter du nombre de ses murènes, ne le regarderait-il pas comme tellement esclave qu’il ne voudrait pas même lui confier un service important dans sa maison ? Peut-on douter de l’esclavage de ceux qui, par la passion d’augmenter leur pécule, acceptent toutes les conditions du plus dur esclavage ? Quelles lourdes chaînes n’impose pas l’espoir d’un héritage ! comme on s’empresse de satisfaire les moindres caprices d’un vieillard riche et sans enfants ! On dit ce qu’il veut, on fait tout ce qu’il commande, on lui tient fidèle compagnie, on lui prodigue ses soins, on l’accable de petits cadeaux. Qui pourrait reconnaître là un homme libre, et non pas un esclave fainéant ?

III. Et cette passion, plus noble en apparence, des honneurs et du pouvoir, quelle dure, impérieuse, et emportée maîtresse n’est-elle pas ! elle rend esclaves de Céthégus, d’un homme qui ne jouit pas d’une bien grande estime, ceux mêmes qui se regardent comme les plus considérables de l’État ; elle les contraint à lui envoyer des présents, à le venir trouver de nuit, à l’implorer, à le supplier enfin. Qu’est-ce donc que l’esclavage, si c’est là de la liberté ? Et lorsque la tyrannie des passions a cessé, et que de la conscience des fautes commises est né un autre maître, la terreur, quelle misérable et dure servitude c’est là ! Il faut se faire l’esclave de tous les jeunes gens qui aiment à causer, il faut craindre comme des maîtres tous ceux qui font les informés. Et alors quel maître n’est-ce pas qu’un juge ? combien les coupables ne tremblent-ils pas devant lui ? Et la crainte, n’est-ce pas l’esclavage ? Que voulait donc dire l’éloquent Crassus dans ce discours plus abondant que sage ? « Arrachez-nous à la servitude. » Qu’est-ce donc que la servitude d’un homme aussi noble et aussi illustre ? La servitude, c’est la faiblesse d’une âme abattue, énervée et rampante. « Ne souffrez pas que nous soyons les esclaves de personne. » Il demande donc d’être rendu à la liberté ? Non pas ; mais il ajoute : « Si ce n’est de vous tous. » C’est un changement de maître, et non la liberté qu’il veut. « De vous tous, que nous pouvons et devons servir. » Pour nous, nous avons l’âme trop grande et trop haut placée par la vertu, pour le devoir et le pouvoir. Dis que tu le peux, puisque tu le peux en effet : mais ne dis pas que tu le dois ; car l’homme n’a d’autre devoir que de s’affranchir de la honte. Mais en voilà assez sur ce sujet. Qu’il voie cependant comment on peut dire qu’il commande aux autres, cet homme que la raison et la vérité convainquent de ne pas même être libre.