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CICÉRON.

bilité dans les choses humaines, et qu’il fût de la prudence d’espérer plutôt que de craindre ! Accordons pourtant que la mort nous fasse perdre des biens. En conclurez-vous que les morts manquent de ces biens, et que par conséquent ils souffrent’?

Mais de quoi peut manquer celui qui n’est pas ? À ce mot, manquer, nous attachons une idée fâcheuse, parce que c’est comme si l’on disait, avoir eu, n’avoir plus, désirer, tAeher d’avoir, être dans le besoin. Tout cela ne peut avoir lieu qu’a l’égard des vivants. Pour ce qui est des morts, on ne saurait dire que les commodités de la vie leur manquent, pas même la vie. Car selon ce que nous supposons à présent, les morts ne sont rien. On ne dirait pas de nous vivants, que nous manquons de plumes ou de griffes. Pourquoi ? Parce que n’avoir pas des choses qui ne nous sont ni utiles, ni convenables, ce n’est pas manquer. Il n’y a qu’à bien insister là-dessus, lorsqu’une fois on est convenu que les âmes sont mortelles, et que par conséquent, à la mort, nous sommes tellement anéantis, qu’on ne saurait nous soupçonner de conserver le moindre sentiment. Il n’y a, dis-je, qu’a bien examiner ce qu’on appelle manquer, et on verra que ce terme, pris dans son vrai sens, ne saurait être appliqué à un mort. Car manquer, dit avoir besoin ; le besoin suppose du sentiment ; un mort est insensible ; donc il ne manque point.

XXXVII. Est-il nécessaire après tout, de tant se comprend assez, puisqu’on a vu tant de fois courir à une mort certaine, non pas nos généraux seulement, mais nos armées entières’? Brutus, si la mort était a redouter, ne l’aurait pxs affrontée dans une bataille, pour empêcher le retour du tyran qu’il avait lui-même chassé. Jamais les trois Déeies ne se fussent jetés, comme ils firent, au milieu des ennemis ; le père en combattant contre les Latins ; le fds, contre les liltruriens ; le petit-fils, contre Pyrrhus. L’Espagne n’eût pas vu deux Scipions, dans une même guerre, verser leur sang pour la patrie. Paulus et Servilius n’auraient pas généreusement perdu la vie à Cannes ; Marcellus à Vénouse ; Albinus dans le pays des Latins ; Gracchus dans la Lucanie. Quelqu’un d’eux souffre-t-il aujourd’hui ? Dès l’instant même qu’ils eurent rendu le dernier soupir, ils cessèrent de pouvoir souU’rir. Car on ne souffre plus, dès qu’on a perdu tout sentiment. L’a. Perdre tout sentiment, n’est-ce donc pas quelque chose d’affreux ?

C. Oui, si celui qui a perdu le sentiment, connaissait qu’il l’a perdu. Mais puisqu’il est clair que le non-être n’est susceptible de rien, il n’y a donc rien de fâcheux pour qui n’est pas, et ne sent pas. C’est trop souvent le répéter. Il est pourtant à propos d’y revenir, parce que c’est faute d’y faire attention, que l’on craint la mort. Car si l’on voulait bien comprendre, ce qui est plus clair que le jour, qu’après la destruction de l’âme et du corps, l’animal est si parfaitement anéanti, philosopher sur une chose qui sans philosophie i que dès lors il n’est absolument rien, on verrait