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TUSCULANES, LIV. IV.

sage fait continuellement autour de lui une garde si exacte, qu’il ne lui peut rien arriver d’imprévu, rien d’inopiné, rien qui lui paraisse nouveau. Partout il jette des regards si perçants, qu’il découvre toujours une retraite assurée, où il puisse, quelque injure que lui fasse la fortune, se rendre inaccessible aux chagrins, et trouver la paix dans sa constance. Ainsi supérieur, et à la tristesse, et a toute autre passion, aiusi heureux, et parfaitement heureux de les avoir toutes domptées. Un reste de passion suffirait toujours, non-seulement pour priver l’âme de son repos, mais pour la rendre vraiment malade. Je ne vois donc rien que de mou et d’énervé dans le sentiment des Péripatéticiens, qui regardent les passions comme nécessaires : pourvu, disent-ils, qu’on leur prescrive des bornes, au delà desquelles ils ne les approuvent point. Mais prescrit-on des bornes au vice ? Ou direz-vous que de ne pas obéir à la raison, ce ne soit pas quelque chose de vicieux ? Or la raison ne vous dit-elle pas assez que tous ces objets qui excitent dans votre âme, ou de fougueux désirs, ou de vains transports de joie, ne sont pas de vrais biens ; et que ceux qui vous consternent, ou qui vous épouvantent, ne sont pas de vrais maux ; mais que ces divers excès, ou de tristesse, ou de joie, sont également l’effet des préjugés qui vous aveuglent ? Préjugés dont le temps a bien la force lui seul d’arrêter l’impression : car, quoiqu’il n’arrive nul changement réel dans l’objet, cependant à mesure que le temps l’éloigné, l’impression s’affaiblit dans les personnes les moins sensées : et par conséquent, à l’égard du sage, cette impression ne doit pas même commencer.

XVIII. Mais encore, quelles bornes prescrire aux passions ? Prenons, par exemple, la tristesse, qui est une des plus difficiles à guérir. Rutilius, comme l’histoire nous l’apprend, fut vivement touché de ce qu’on avait refusé le consulat à son frère : mais touché si vivement, qu’il en mourut. Ainsi c’était pousser le chagrin aux dernières extrémités. Or supposons qu’il l’ait d’abord renfermé dans les bornes des Péripatéticiens ; mais qu’après cette première disgrâce, il ait perdu ses enfants. Quelques bornes qu’il se prescrivit dans ce nouvel accident, c’était un grand surcroît de tristesse. Je suppose qu’ensuite soient venues des maladies douloureuses, la perte des biens, celle de la vue, l’exil. À la fin, si chacun de ces maux, pris en détail, apporte son chagrin : le tout ensemble vient à faire une masse, dont il n’est plus possible de soutenir le poids. Vouloir donc qu’on marque des bornes à ce qui est mal, c’est prétendre qu’un fou qui se précipite du rocher de Leucade, pourra, s’il le veut, se retenir au milieu de sa chute. Autant que cela est impossible, autant l’est-il qu’un homme emporté par quelque passion se retienne, et s’arrête où il le voudra. Tout ce qui est pernicieux dans son progrès, est mauvais en commençant. Or la tristesse et toutes les autres passions, lorsqu’elles arrivent à un certain degré, sont pestilentielles. Donc à les prendre dès leur naissance, elles ne valent rien. Car du moment qu’on a quitté le sentier de la raison, elles se poussent, elles s’avancent d’elles-mêmes : la faiblesse humaine trouve du plaisir à ne point résister : et insensiblement on se voit, si j’ose ainsi parler, en pleine mer, le jouet des flots. Approuver des passions