Page:Cicéron - Œuvres complètes Nisard 1864 tome 4.djvu/544

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pas comment la vieillesse nous ôterait le sens des plaisirs de cette espèce. D’abord je suis très-partisan des royautés de table, établies par nos ancêtres, et du discours prononcé le verre en main, et selon l’usage du vieux temps, par le roi du festin. J’aime ces petites coupes dont il est parlé dans le Banquet de Xénophon, qui distillent la liqueur goutte à goutte ; j’aime à prendre mon repas au frais pendant l’été, et en hiver aux rayons du soleil ou devant un bon foyer. Je ne me fais faute d’aucune de ces jouissances dans mes terres de la Sabine : tous les jours j’appelle mes voisins à ma table, aucune place n’est vide, et de propos en propos nous prolongeons le festin et le plaisir jusque fort avant dans la nuit. — Mais les voluptés ne chatouillent pas un vieillard comme un jeune homme. — Je le crois volontiers, et je vous assure qu’un vieillard n’a pas grande envie d’être ainsi chatouillé. Quand on est privé de ce dont on n’a pas envie, véritablement la privation n’est pas fort douloureuse. On demandait à Sophocle, que la vieillesse avait atteint déjà, s’il usait encore des plaisirs de l’amour ; il fit cette belle réponse : « Que les Dieux m’en préservent ! Je m’en suis affranchi de bon cœur, comme d’un maître furieux et sauvage. » Ceux qui sont sous le joug de cette passion s’estiment sans doute fort malheureux de ne pouvoir la satisfaire ; pour ceux qui ont goûté les plaisirs et en sont rassasiés, la privation est plus agréable que la jouissance : quand je dis privation, c’est absence de désir qu’il faut entendre, car on n’est point privé de ce qu’on ne désire pas. Que si, dans la fleur de l’âge, l’on goûte plus volontiers ces sortes de plaisirs, d’abord, comme je l’ai déjà dit, on prend là des jouissances qui ne sont pas très-relevées ; ensuite on boit à une coupe qui, pour être moins pleine dans la vieillesse, n’est pas, il s en faut, entièrement épuisée. Quand Ambivius Turpio est sur la scène, ceux qui sont placés au premier rang jouissent mieux de son jeu, mais ceux qui sont au dernier en jouissent encore : tout pareillement la jeunesse qui voit les voluptés de près y trouve sans doute plus d’agrément, mais la vieillesse, qui les regarde d’un peu loin, sait encore les goûter d’une manière suffisante. N’est-ce pas un grand bonheur que d’avoir en quelque sorte fait son temps au service de l’amour, de l’ambition, de la rivalité, de l’inimitié, de toutes les passions, et de pouvoir être à soi, et de vivre, comme on dit, avec soi-même ? Si l’on joint à ce privilège le gout de l’étude et la science qui nourrit l’esprit, il n’est rien de plus délicieux que les loisirs du vieillard. Nous avons vu mourir, les instruments à la main, un ami de votre père, Scipion, ce Gallus qui mesurait avec tant d’ardeur la terre et le ciel. Combien de fois la lumière ne le sur-prit-elle pas au milieu de ses observations astronomiques ? combien de fois, livré au travail dès le point du jour, n’y fut-il pas arraché par l’arrivée inattendue de la nuit ? Quel bonheur n’é¬prouvait-il pas à nous prédire longtemps à l’avance les éclipses de soleil et de lune ? Et, sans s’élever jusqu’à ces graves études, ne trouve-t-on pas du charme dans les mille travaux des lettres ? Combien Névius ne se complaisait-il pas dans son poème de la Guerre Punique, et Plaute dans son Truculentus et son Pseudolus. J’ai vu aussi dans sa vieillesse notre Livius ; il avait fait représenter une pièce six ans avant ma naissance, sous les consuls Centon et Tuditanus, et il vécut jusqu’au temps de ma jeunesse. Faut-il parler du zèle de P. Licinius Crassus pour l’étude du droit pontifical et civil, ou des recherches infatigables de P. Scipion, que l’on a tout