Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/214

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Fierce songeait à toute sa vie. — Il remontait les années mortes, les voyages oubliés, l’adolescence terne, l’enfance délaissée au fond de la maison indifférente : — Jamais, nulle part, le souvenir d’une soirée si douce. Une gratitude enivrée gonflait son cœur et fondait ses moelles. Un désir violent et timide lui montait aux lèvres de crier à sa compagne des mots éperdus d’esclavage et d’adoration.

Elle, pensive, avait laissé glisser son éventail de sa main ouverte. Peut-être, en ses rêveries de vierge, avait-elle imaginé parfois un parc pareil et un banc solitaire, où quelqu’un lui jurerait des serments inconnus. — Elle ne retira pas sa main quand il la prit. Elle n’interrompit pas ses paroles tremblantes. Un frisson secouait ses épaules, et du rouge montait à ses joues.

Il parlait, très bas ; — les hibiscus eux-mêmes, qui penchaient vers sa bouche leurs corolles curieuses, n’entendirent pas sa voix. Il n’y avait point là un civilisé courtisant avec art une sensation neuve. Des lèvres sincères balbutiaient un aveu plein de crainte, et c’était une chose plus chaste que le baiser d’une mère à son enfant.

— « Cette main-là, — il osait à peine l’effleurer de ses doigts ; — cette main, on y mettra bientôt un anneau d’or. Vous choisirez, parmi ceux qui vous aiment, le moins indigne… Voulez-vous, voulez-vous que je sois celui-là ? »

Une angoisse terrible battait dans ses veines. Ses jambes faiblirent ; il fut à genoux devant elle.