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Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/223

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je ne suis pas quitte de tout. J’ai dû hier rendre des visites officielles aux mess anglais de la garnison, et le cuirassé de l’amiral Hawke s’apprête pour nous donner une fête colossale dans quoi bon gré mal gré il me faudra figurer. — Oui, hier, j’ai mis pied à terre, pour la première fois, et j’espère, pour la dernière : car ma promenade m’a serré le cœur…… Figurez-vous que mon palanquin, — ici, les voitures sont plus rares qu’à Venise, — m’emportait vers la ville haute par des rues en escaliers. J’ai voulu marcher quelques pas pour me délasser, et je suis arrivé dans une véritable allée de parc qui s’élève au flanc de la montagne, le long d’un torrent séché ; une allée verte et touffue si bien cachée parmi les arbres qu’on croirait le chemin d’un château de fées ; elle côtoie le ravin, elle l’enjambe parfois sur de petits ponts moussus et elle s’en protège par un garde-fou rustique ; les petits ponts en ogives ont l’air de portes d’abbayes délabrées ; le garde-fou est en grosse faïence, avec des balustres jaunes et des balustres verts. Tout cela silencieux, mystérieux, étroit, — étroit davantage parce qu’on devine, à travers la haie de palmiers et de fougères, la rade immense qui dort au pied de la montagne. Dans ce chemin fait pour deux amants, je me suis senti beaucoup plus seul et beaucoup plus loin de vous que l’instant d’avant, — et si triste que j’ai tiré mon mouchoir. Les porteurs du palanquin ont cru que j’essuyais mon front…… »