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LA TERRE QUITTÉE


C’est la mer qui est venue nous rechercher. Elle tire sur notre amarre, elle décolle de l’appontement le flanc de notre bateau. Lui, dans un grand tressaillement, agrandit peu à peu l’intervalle qui le sépare du quai encombré et de l’escale humaine. Et nous suivons dans son lacet paresseux le fleuve tranquille et gras. C’est ici l’une de ces bouches par où la terre dégorge, et, crevant dans une poussée de pâte, vient ruminer la mer mélangée à son herbage. De ce sol que nous habitâmes, il ne reste plus que la couleur, l’âme verte prête à se liquifier. Et déjà devant nous, là-bas un feu dans l’air limpide indique la ligne et le désert.

Cependant que l’on mange, je ressens que l’on s’est arrêté, et dans tout le corps du bateau et le mien la respiration de l’eau libre. On débarque le pilote. Sous le feu de la lampe électrique,