Page:Cleland - Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir, 1914.djvu/166

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de contrebande. Ses affaires étaient, disait-on, si désespérées que, en eût-il encore le goût, il n’avait plus le moyen. de poursuivre ses vues sur moi, car on venait de le jeter en prison et il n’était pas probable qu’il en sortirait de sitôt. Mistress Brown, persuadée par le mauvais succès de cette première épreuve qu’il fallait, avant de faire de nouvelles tentatives, essayer d’adoucir mon humeur sauvage, crut que le plus sûr moyen était de me livrer aux instructions d’une troupe de filles qu’elle entretenait à la maison. Conformément à ce beau projet, elles eurent toute liberté de me voir.

En effet, l’air délibéré de ces folles créatures, leur gaieté, leur étourderie, me gagnèrent tellement le cœur, qu’il me tardait d’être agrégée parmi elles. La timide retenue, la modestie, la pureté de mœurs que j’avais apportées de mon village se dissipèrent en leur compagnie comme la rosée du matin disparaît aux rayons du soleil.

Mistress Brown me gardait pourtant toujours sous ses yeux jusqu’à l’arrivée de lord B… de Bath, avec qui elle devait trafiquer de ce joyau frivole qu’on prise tant et que j’aurais donné pour rien au premier crocheteur qui aurait voulu m’en débarrasser ; car dans le court espace que j’avais été livrée à mes compagnes, j’étais devenue si bonne théoricienne qu’il ne me manquait plus que l’occasion pour mettre leurs leçons en pratique. Jusque-là je n’avais encore entendu que des discours ; je brûlais, de voir des choses ; le hasard me satisfit sur cet article lorsque je m’y attendais le moins.

Un jour, vers midi, que j’étais dans une petite garde-robe obscure, séparée de la chambre de Mistress Brown par une porte vitrée, j’entendis je ne sais quel bruit qui excita ma curiosité. Je, me glissai doucement et je me postai de telle façon que je pouvais tout voir sans être vue. C’était notre Révérende Mère Prieure elle-même, suivie d’un jeune grenadier à