Page:Cleland - Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir, 1914.djvu/278

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plus que le pain de la bouche, elle protestait néanmoins contre la colère dont je faisais montre et voici la déclaration que lui inspirait la simple vérité : « Quelque effet qu’eût pu avoir cette infâme passion en d’autres âges et dans d’autres contrées, c’était, ce semblait-il, une bénédiction particulière pour notre atmosphère et notre climat, qu’il y avait une tache, une flétrissure imprimée sur tous ceux qui en étaient affectés, dans notre nation tout au moins. En effet, sur un grand nombre de gens de cette espèce, ou du moins universellement soupçonnés de ce vice, qu’elle avait connus, à peine en pouvait-elle nommer un seul dont le caractère ne fût, sous tous les rapports, absolument vil et méprisable ; privés de toutes les vertus de leur sexe, ils avaient tous les vices et toutes les folies du nôtre ; enfin, ils étaient aussi exécrables que ridicules dans leur monstrueuse inconscience, eux qui haïssaient et méprisaient les femmes, et qui, en même temps, singeaient toutes leurs manières, leurs airs, leurs afféteries, choses qui tout au moins siéent mieux aux femmes qu’à ces demoiselles mâles ou plutôt sans sexe. »

Mais ici je m’en lave les mains et je reprends le cours de mon récit, où je puis, non sans à-propos, introduire une terrible équipée de Louisa, car j’y eus moi-même quelque part et je me suis engagée d’ailleurs à la relater comme pendant à celle de la pauvre Emily. Ce sera une preuve de plus, ajoutée à mille autres, de la vérité de cette maxime : que lorsqu’une femme s’émancipe, il n’y a point de degrés dans la licence qu’elle ne soit capable de franchir.

Un matin que Mme Cole et Emily étaient sorties, Louisa et moi nous fîmes entrer dans la boutique un gueux qui vendait des bouquets. Le pauvre garçon était insensé et si bègue qu’à peine pouvait-on l’entendre. On l’appelait dans le quartier « Dick le Bon », parce qu’il n’avait pas l’esprit