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LES DIEUX, LES LOIS

Le cas des ultérieures paraboles galiléennes, évocatrices d’émotivités éphémères, n’est pas très différent.

Il y a des heures où il suffit d’un soupir pour soulever le monde[1], dit une parole d’Asie. Il est vrai. La contagion des émotivités est un de nos plus beaux accomplissements. Seulement, cela dépend des heures, c’est-à-dire de l’état mental des foules mouvantes. Aux spectacles du cirque, la plèbe exultera de voluptueuses fureurs, la Vestale retournera le pouce pour réclamer du sang, cependant que l’élite, supposé qu’elle existe, se taira. Les chrétiens seront livrés aux bêtes, et les belles pensées de Marc-Aurèle, dans l’abaissement universel, nous conduiront aux retours de sauvagerie d’un Commode, legs douloureux de la philosophie paternelle. Vienne l’heure d’une abjection lassée de ses propres excès, et le soupir du Christ réveillera le monde d’un cauchemar affreux pour essayer encore de faire vivre la divine parole d’amour universel jusqu’à la prompte rechute, dans l’abîme de sang. Eh oui ! Le soupir chrétien a « soulevé » le monde, mais n’est-ce donc pas pour le laisser tout aussitôt retomber ? Que sont devenues les belles Églises de Paul au contact des premières hérésies ? Quelle sanglante fureur a repris possession de ce monde « chrétien », martyr, anxieux de martyriser à son tour ? Songez aux crimes d’un Constantin, d’une Hélène, d’un Théodose, fondateurs du royaume du Christ ici-bas. Du sang, toujours du sang. La soif des Dieux ne peut-elle donc être apaisée ?

Déjà, cinq siècles auparavant, le « soupir » du Bouddha avait « soulevé » l’Asie jusqu’au plus profond de ses émotivités. Le grand empereur Açoka avait conquis l’Inde, ainsi que les monuments subsistants en font foi. Avec Fa-Hsien, Hiouen-Thsang, plus tard, la Chine, le japon même, trouvèrent leur journée. Point de violences cultuelles dans l’Inde bouddhiste. L’universelle tolérance, partout et toujours vécue, sans même avoir besoin d’être formulée, ainsi qu’on peut l’observer encore aujourd’hui à Ceylan comme en Birmanie. Le plus noble enseignement qui ait jamais été. Et puis l’effondrement universel du bouddhisme indien sous l’effort souterrain du védisme atavique,

  1. Mémoires de Bâber, le second conquérant de l’Inde.