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LES DIEUX, LES LOIS

il est gouverné du dehors par un Maître jaloux qu’il faut sans cesse implorer. Ce Maître, on prétend le connaître par l’intuition ou par des raisonnements dont la valeur va décroissant à mesure que grandit notre connaissance du Cosmos. Voilà pourquoi je me demande si notre ignorance ancestrale, dont, tant d’effets subsistent encore, ne se serait point, en cette délicate matière, mépris très gravement.

Pour tout dire, il m’apparaît surtout qu’une simple vertu d’obéissance, fondée sur la crainte du châtiment, se rapproche beaucoup de la soumission de l’animal sous le bâton, tandis que si je me trouvais capable de concevoir et de vivre une charité universelle des êtres, comme le Bouddha, j’en pourrais tirer un juste sujet de satisfaction pour moi-même, aussi bien qu’un exemple pour ceux qui suivront.

Je note, enfin, que le fonctionnement de notre organisme précède, de nécessité, la doctrine que nous en pouvons faire, qui résulte nécessairement d’une généralisation d’activités. Pour nous « révéler » une morale divine, il a fallu le tardif Décalogue de l’Horeb, longtemps après Caïn. C’est que la morale individuelle et sociale a commencé par l’empirisme, d’où, vaille que vaille, des règles approximatives se sont ultérieurement dégagées. Encore la difficulté est-elle moins de trouver des formules que d’en obtenir l’application, même atténuée.

Notre morale élémentaire, quelle qu’en soit la provenance, se propose universellement pour but de faire l’ordre en nous-mêmes aussi bien que dans les sociétés humaines, en contenant, en réglant, d’une façon plus ou moins heureuse, les activités de l’individu. Comme il était inévitable chez un peuple des premiers âges, les « commandements » de Moïse, comme ceux de Manou, énumèrent d’abord, en des sentences de forme négative, les actes dont il faut se garder, sans s’arrêter encore aux raffinements d’actions positives dont le jour est à venir. Morale humaine et morale divine nous offrent ainsi de modestes débuts, remontant aux jours du fratricide qui inaugura « la civilisation ». S’il y eut une morale avant les philosophes comme s’est plu à le noter Louis Ménard, il y eut, avant tout, une morale d’empirisme organique avant les Divinités qui marquèrent un temps d’évolution humaine, du plus grossier fétiche à Brahma, à Zeus, à Jahveh.