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RÊVER, PENSER

Entre le rêve et la pensée, pourquoi donc nous demander de choisir, puisqu’il n’est que de reconnaître l’ordre des phénomènes, quand, jaillissant d’un même élan d’enquête sur l’homme et sur le monde, leurs activités divergentes se rejoignent par les associations de leurs effets ? Surgis des mêmes sensations, rêve et pensée, conditionnés de formations différentes, demeurent d’évolutions convergentes, jusque dans les conflits de prééminence où la loi de l’évolution individuelle sera de les concilier. L’imagination nous construit, en somme, des figures de sensations qu’elle associe, ou dissocie (abstraction)[1], dans les mouvements d’un synchronisme évolutif du dedans et du dehors dont les correspondances, constituant nos déterminations du connaître, forment toute la structure de la pensée[2].

Aujourd’hui, nos théologies, nos métaphysiques bourdonnent dans le vide à la recherche d’un affinement « d’intuition » qui permettrait à la « doctrine » de rejoindre des parties de connaissance positive convenablement défigurées. D’hallucinations obstinées, l’imagination métaphysique essayera vainement de se plier à des disciplines d’observation[3] sur lesquelles il n’est plus possible de contester.

Le phénomène imaginatif est d’un élan continu de connaître, ou plutôt d’exprimer au delà du connu, par des figures d’incoordination à vérifier ultérieurement. C’est dans le champ de ces vérifications que le conflit s’installera plus tard. Cependant, encore, l’imagination suggérera des procédures d’hypothèses, même scientifiques, devançant, appelant un renouveau d’obser-

  1. « Il n’y a pas l’imagination, remarque M. Th. Ribot, il y a des gens qui imaginent ». Il n’y a que des effets de sensations à figurer par des images où la métaphysique veut voir trop aisément une indépendance de réalisation. C’est « l’abstraction réalisée » de Locke à laquelle il nous faut toujours revenir.
  2. Est-il besoin de dire que cette vue est sans aucuns rapports avec « l’harmonie préétablie » de Leibnitz, puisqu’on n’y considère que des mouvements d’évolution, qui, de commune origine, se distinguent ou se rejoignent tour à tour en un complexe supérieur qui n’est lui-même, qu’une gestation du devenir ?
  3. Nos métaphysiciens à la mode se sont enfin résignés à admettre l’évolution… pour la dénaturer. M. Bergson la voit « créatrice », tout simplement. Au sortir de ses mains redoutables, nous n’avons plus devant nous qu’un « triste objet » sans forme, sans couleurs et sans voix. Tel le superbe Hippolyte quand le monstre eut passé.