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AU SOIR DE LA PENSÉE

visager sous des aspects convenus[1]. Les rapports en pourront être utilisables, pourvu que l’expérience en procure les données. Nombres, valeurs, points, lignes, figures ne seront que représentations de positivité auxquelles l’écriture mathématique assigne une indétermination évocatrice d’absolu. Quand on nous dit que Cauchy conçut d’emblée une formule dont l’événement fournit la justification, c’est qu’il eut la fortune d’une heureuse rencontre, comme eût pu faire chimiste ou physicien. Combien d’autres hypothèses aurait-il pu concevoir, et même a-t-il conçues pour des chances contraires ? Nulle trace d’une intuition métaphysique en cette affaire. Rien qui se puisse ramener à une justification de l’univers au tribunal de la personnalité. C’est ce que reconnaît très bien M. Henri Poincaré, quand il allègue « un sentiment, une intuition de l’ordre mathématique qui nous fait deviner des harmonies et des relations cachées ». Qu’est-ce que cela, je vous prie, sinon une chanceuse fortune d’imagination constructive ?

Le plus métaphysicien des métaphysiciens ne s’est pas encore risqué à proposer de ne tenir aucun compte des sens. Il lui a suffi de les décrier, sans reconnaître qu’en dehors de leurs relativités la vie serait la mort, tout simplement. Que resterait-il pour l’imagination ? Il n’y aurait même plus de place pour ses méprises. Abolition de tous les mouvements du Moi, dont le nom même n’aurait plus de raison d’être. Dans la confusion de nos âges de connaissances et de méconnaissances mêlées, je ne dis pas qu’il faut choisir entre l’expérience et l’imagination. J’affirme seulement qu’il est temps de faire sa juste part, dans l’œuvre de la connaissance, à chacune des deux facultés éminentes de notre assimilation.

La sensation peut nous tromper ? La belle affaire ! Comment la relativité pourrait-elle nous offrir une détermination d’absolu ? L’idée seule en est si parfaitement absurde que le plus faible esprit n’oserait même pas l’énoncer. Cependant, tous les jours, vous verrez de bonnes gens triompher de ce qu’une insuffisante observation nous aura déçus. Que dire des méprises où l’imagi-

  1. La mathématique est une écriture de valeurs, c’est-à-dire de rapports, dont les signes suscitent des réalisations comme il arrive pour les mots, avec cette différence que le signe exprime nécessairement une rencontre de positivité.