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CONNAÎTRE

d’imagination, nos hypothèses à base de positivité, plus ou moins solidement soutenues d’apparences ou même d’observations progressives, se sont succédé tour à tour pour nous laisser des approximations de connaissances qui ne se peuvent plus raccorder à l’antique clef de voûte du Divin dont l’arc repose sur un appareil effrité.

Du jour où l’homme se révèle capable de contrôler l’observation hâtive, la connaissance positive entre en scène, et le débat s’engage entre ce que nous pouvons dire et ce que nous pouvons expérimentalement vérifier. La connaissance d’absolu se donne pour définitive, incapable de défaillir, comme de progresser. La connaissance positive, reconnue de relativité, erre, choit, se relève, pour tâtonner, sans jamais perdre courage, aux méprises qui frayeront la voie à des coordinations de vérités. Le dogme s’est donné pour tâche de faire l’unité de la pensée humaine. Il fut, et est encore, la source des pires déchirements de l’homme douloureux, tandis que l’approximation des connaissances relatives réunit tous les hommes dans un obligatoire assentiment d’unanimité.

En dehors des aberrations primitives, la juste évolution concomitante du mot et de la pensée continuera sa course obscure. Nous pouvons suivre les formations évolutives de la langue française, relativement moderne, avec les progressions correspondantes de pensées qui en consacrent, chaque jour, des résultats de provisoire fixité[1].

Aux formations déliées du langage d’aujourd’hui, les primitives formations de sonorités furent ce que sont les silex éclatés du quaternaire à l’acier de nos machines-outils. Une paléontologie des langues ferait surgir des mots fossiles une reconstitution linguistique des âges disparus. L’imagination, tempérée d’observation, qui réalisa le son articulé pour l’usage humain

    dans l’ordre social, nos monarchies absolues, aujourd’hui surannées, mais jadis, sans doute, progrès notable sur la dispersion incessante des groupements de naturelle grégarité. Nous flottons tumultueusement aujourd’hui, pour un nombre inconnu de siècles, dans l’ère des oligarchies désordonnées.

  1. C’est l’histoire des néologismes plus ou moins heureux, devenus foule innombrable, et des extensions de sens, promptement vulgarisés. Depuis cinquante ans seulement, voyez déjà combien de lacunes au dictionnaire de Littré, demeuré une œuvre admirable.