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CONNAÎTRE

saisir de l’objectivité des choses, dans les relations sensorielles de notre subjectivité. C’est bien le doute qui nous harcèle, à toute heure, de ses interprétations vacillantes dont notre inquiétude de l’univers ne verra jamais la fin. C’est bien le doute qui, dans toutes les rencontres de l’homme avec le monde, nous anime au scrupule de chercher toujours l’éventuel manquement de toute affirmation d’expérience, dans l’espoir, toujours renaissant, de précisions mieux assurées. N’est-ce pas encore par l’interrogation du doute, représentant les sollicitations de l’inconnu au travers des connaissances relatives, que la connaissance elle-même ne sera pas sans nous laisser la sensation d’un élément dubitatif en liaison de coordinations provisoirement tenues pour fixées. La meilleure preuve de la méconnaissance est qu’on nous interdise d’en douter.

Et puisque le doute s’en prend avec audace aux interprétations sensorielles, qui, dûment vérifiées, réalisent ce que nous pouvons connaître directement du monde et de nous-mêmes, puisqu’il ne nous laisse point de relâche dans le labeur sans fin de la connaissance toujours accrue, toujours renouvelée, comment concevrait-on qu’il ne demandât point leurs titres aux dogmes apportant, pour toute preuve, le refus d’un débat ? Aussi la procédure dubitative entretenue par les travaux des chercheurs, est-elle canoniquement honnie de tous les dogmatiques qui sont d’intuition, de Révélation, et se gardent de tous contacts avec les relations d’expérience. Je ne dis rien des fantaisies du sceptique professionnel qui s’amuse à douter de son doute, dans la crainte d’une rencontre de positivité.

En dépit de l’astucieux effort des esprits apeurés pour dénaturer le doute, en le faisant glisser, comme Montaigne, aux pentes d’une simple commodité de négation déguisée, il demeure la source vive des plus hautes activités mentales de l’espèce humaine. Hors des raffinements du douter, l’animal ne peut guère que passer d’une sensation à l’autre, pour en tirer profit s’il peut les lier, ou les laisser tomber en rebut si elles échappent aux procédures incertaines de son observation. Quiconque a vu le chien rectifiant ses voies, à la poursuite de son gibier, interrogeant tour à tour la feuille, le bois, la pierre, et reprenant, par une série de déductions, la piste perdue, reconnaîtra les œuvres du doute dans les passages de la pensée à