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CONNAÎTRE

le doute, désormais fauteur d’hérésie, fut-il proclamé diabolique, canoniquement personnifié par l’archange déchu, puisque le sort des créations divines fut de tromper l’attente de l’infaillible Créateur. Le « doute philosophique » de l’Asie expirait dans les chambres de torture de la « Sainte Inquisition ». Mais comme il n’était point de décret des « Pères » pour changer les conditions de l’esprit humain, le doute, fécond en diableries, se fit ermite avec Rabelais et Montaigne pour détourner de nous les supplices sans fin devenus la loi suprême du Dieu d’amour.

Prendre position à mi-chemin de l’expérience et de la Révélation, pour osciller savamment de l’un à l’autre thème, devint une gymnastique d’intelligence recommandée comme le signe d’une puissance humaine d’arbitrage intellectuel. Dire : « Je doute » devint même, à bon compte, le facile équivalent d’un certificat de pensée. Sans délinéations précises, le mot exprime en même temps la recherche et l’insuffisance des moyens, ce qui explique toutes réserves, de style ou de fond, puisque notre connaissance n’est que d’approximation. Par de telles procédures, on trouvait surtout l’avantage de ne mécontenter totalement personne, et de satisfaire, même, à peu près tout le monde en se donnant pour tâche de faire la part de toutes contradictions. Le sacerdoce de la « Révélation » voyait ainsi reconnaître sa décisive suprématie par les réserves de pure forme dont il pouvait se contenter. Succès du pour et du contre momentanément assuré, puisque le savant lui-même ne demandait le plus souvent qu’à se mettre en règle avec les puissances dogmatiques par des formules d’adhésion banale servant de laissez-passer à tous labeurs d’observation. Le malheureux Lamarck lui-même ne s’en est pas fait faute, sans avoir jamais pu réussir à vaincre sa cruelle destinée.

Le jour est enfin venu où, sans les instruments de conviction du tourmenteur, les hommes de la science positive ont pu faire de décisives conquêtes sur l’absolutisme des oligarchies dogmatiques, pour la libération mentale de l’humanité. Combien ont douloureusement vécu les plus cruelles, les plus nobles pages de l’histoire ! Combien ont donné le plus beau de leur vie sans autre récompense que d’avoir bien fait ! Redoutés de la foule pour leurs « sortilèges », et des maîtres du monde qu’ils inquiétaient dans leurs murailles, maudits et livrés au supplice pour