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AU SOIR DE LA PENSÉE

puisque les interprétations du monde, chez les plus anciens peuples de l’histoire, ont commencé par des chants, aux âges des plus vives émotions. Le Brahman védique, le Dieu universel, qu’on a traduit aussi par prière, a également le sens d’hymne, forme poétique d’invocation. Ce que les auteurs ont nettement fait voir, c’est que l’hymne lui-même est une procédure de magie primitivement destinée, selon la véritable doctrine du sacrifice, à forcer la volonté du Dieu.

Le chant veut un sujet de poésie, faute de quoi ce n’est que du solfège. L’hymne, forme d’activité religieuse, suppose le but qui est ici d’une nécessité pressante, puisqu’il ne s’agit de rien de moins que de réaliser l’effet en maîtrisant la personnalité divine par une incantation. Du même coup s’éclairent les premières relations de l’homme et de son Dieu. Après avoir tremblé devant lui, l’homme devait essayer de vaincre son fantôme, de dominer le Maître menaçant que la peur lui représentait redoutable, et que nous nous contentons aujourd’hui d’objurguer comme agent de suprême bonté.

Si nous avons présentement quelque peine à reconstituer par la pensée ces périodes lointaines de mentalité primitive, ou si nous n’arrivons à nous les figurer que dans l’imprécision d’une mêlée trop confuse, nous n’en obtiendrons rien que d’obscures notations d’une histoire à laquelle ni le temps ni l’étendue ne furent marchandés. Siècles et millénaires hors des mesures de nos journées.

Peut-on même dire qu’aux vagues interrogations des âges primitifs, des réponses caractéristiques aient pu être fournies par lesquelles il nous serait possible de déterminer des classements d’interprétations ? Les formules qui ont survécu sont le résultat accumulé d’âges qui se prêtent difficilement à quelque suite d’analyses coordonnées. Parler de la cosmogonie d’un peuple, c’est simplement résumer un effort prolongé de visions flottantes qui, au hasard des amalgames de poésies, se fixèrent en « croyances », comme nous disons aujourd’hui.

Chaque peuple, en effet, a successivement vécu d’imprécises légendes qui se sont superposées ou entre-croisées au cours des âges, prêtant et empruntant de toutes parts mythes et poésies, sans s’inquiéter d’arrangements disparates, ni même de brutales contradictions. D’accorder tout cela, personne n’avait cure.