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AU SOIR DE LA PENSÉE

son Roi-Soleil, se détournera de Lucrèce pour revenir au grand mythe d’Asie.

Tout ce monde, en somme, se rue, selon les mouvements des victoires militaires ou des décompositions de décadence, au drame suprême du conflit d’une religion — morte dans les esprits mais maîtresse encore du verbalisme social — avec le suprême essor du rêve asiatique qui, sous les espèces d’une hérésie juive, manifestait un « insupportable » mépris de l’État païen.

Parce que le christianisme ne fut, en effet, qu’une hérésie tardivement entée sur le vieux tronc biblique, il n’a point de cosmogonie propre — tenu de se contenter, comme l’Islam prochain, de la genèse de Moïse. Ce n’était pas là-dessus que le débat pouvait s’engager avec le Romain indifférent à des fictions entre lesquelles il n’avait souci de choisir. Les Dieux eux-mêmes ne l’intéressaient que par leurs suggestions d’utilité politique et sociale. Le refus d’un hommage cultuel à la Divinité impériale, voilà ce qui relevait des bêtes du cirque. Le chrétien mourait pour avoir refusé à César divinisé le grain d’encens qui était un outrage au Dieu des Évangiles, jusqu’au jour où, cartes retournées, les fidèles de la doctrine d’amour universel noyèrent dans le sang leurs propres hérésies, en des âges d’horreurs dont les cruautés de la Révolution française ne sont que le retentissement éducatif.

Cependant, tôt ou tard, l’heure vint où l’autorité des grands poètes charmeurs dut présenter ses comptes à une élite anxieuse d’un contrôle de vérification. Grave trouble d’une accoutumance intellectuelle qui mettait son orgueil à n’y pas regarder de trop près. Entre l’affirmation hasardeuse, mais impressionnante d’appareil, et le timide essai d’une incertaine observation des apparences, il y avait si loin que, pour la foule, l’abîme paraissait impossible à combler. Aujourd’hui même, pourrait-on dire que cet état d’esprit ait très profondément changé ?

Depuis les premiers vagissements du primitif, l’argument de notre drame intellectuel demeure en ses grandes lignes. L’Asie en a gardé le souvenir dans la légende de l’arbre de la connaissance dont les Dieux s’acharnent à défendre le fruit contre les assauts de l’investigation humaine, qui aboutirait, comme Jahveh lui-même en fait l’aveu naïf, à égaler l’homme aux Dieux. Quelle surprise de rencontrer jusqu’en Chine ce même sentiment d’anthro-